Pour garder vivants les liens entre artistes et publics, les théâtres mettent en place diverses actions. Demain la Comédie-Française lance sa webtv. Participatives ou non, sous forme vidéo, audio, littéraire… Les formes qui en émergent témoignent d’un fort besoin de dépasser l’angoisse. De penser à demain.
Si en matière d’art en ces temps d’épidémie, les initiatives individuelles sont nombreuses (voir ici et ici nos articles sur le sujet), les théâtres ne sont pas en reste. Dès le 17 mars 2020, premier jour du confinement, certains directeurs de lieux, certaines équipes adressent à leurs spectateurs des promesses en même temps que leur regret de devoir annuler les spectacles au programme. « Comment la poésie peut-elle soigner ? Et comment peut-elle le faire lorsqu’il n’est plus possible de sortir de chez soi ? À cette question, il y a quantité de réponses joyeuses que l’équipe de La Colline invente et vous propose dès aujourd’hui et jusqu’à nouvel ordre », écrivait par exemple dès le 16 mars Wajdi Mouawad, directeur du Théâtre de La Colline, dans l’édito de son programme de confinement intitulé « Les poissons pilotes de La Colline ». Aux mêmes questions, de nombreux lieux apportent des réponses différentes.
Le temps du participatif…
Le Journal de confinement audio de Wajdi Mouawad, accompagné de multiples autres propositions – des lectures par téléphone, un Facebook Live, un partage de vidéos et d’enregistrements, ou encore de recettes pour « fêter gaiement le ‘’vivre chez soi’’ » –, remporte un franc succès. De toutes les propositions qui naissent ces jours-ci au sein des théâtres, il est de loin la plus personnelle. Ailleurs en effet, la tendance est souvent au collectif. Et même au participatif.
C’est par exemple le parti qu’a pris le metteur en scène, auteur et scénographe Marc Lainé à la tête de la Comédie de Valence, avec « Notre grande évasion ». Un « projet de créations en partage pendant la période de confinement, porté par les artistes de notre équipe artistique qui avaient le désir de s’exprimer en cette période difficile. La création est notre raison d’être, il faut la maintenir et la partager avec un maximum de personnes », dit-il.
Avec la dramaturge et metteuse en scène Tünde Deak, il tient ainsi les rennes d’un voyage imaginaire participatif : L’Échappée intérieure, dont les chapitres quotidiens sont écrits par différentes personnes – la participation est ouverte à tous –, selon des règles précises. « Ce jeu amène un peu de joie dans ce contexte complexe. Il réactive aussi la notion de collectif, qui est centrale dans nos métiers et qu’il faut entretenir avec attention ». Marc Lainé assure aussi la dramaturgie du Carnet d’un voyage immobile du dessinateur Stephan Zimmerli. Un projet graphique participatif, pour lequel les internautes sont appelés à répondre par Skype à une question que nous sommes sans doute nombreux à nous poser : « Si tu pouvais te téléporter et échapper à ton lieu de confinement, quel lieu choisirais-tu ? ». Selon des modalités un peu différentes, Silvia Costa réalise aussi dans le cadre de « La grande évasion » un carnet de quarantaine pendant la période de confinement.
… au temps des Solitude(s)
Aux Plateaux Sauvages, Laëtitia Guédon et sa petite équipe « au top » ont de leur côté opté pour la transformation d’un grand projet existant, imaginé avec la Comédie de Caen – CDN de Normandie : la fabrique de transmission artistique Solitude(s), « où se croisent les enjeux du spectacle de Jean-Christophe Folly, Salade, tomate, oignons et de mon Penthésilée en cours de création, et où sont aussi intervenus le vidéaste Benoît Lahoz et le pianiste et compositeur Nikola Takov », explique la directrice du lieu. Pour conclure un travail d’écritures et plusieurs rencontres entre eux et avec les artistes, les 150 lycéens de Paris, d’Aubervilliers et d’Hérouville-Saint-Clair devaient se rassembler ces jours-ci à Paris. Au lieu de quoi tous les artistes impliqués vont leur créer objet-souvenir de leur aventure collective.
Fidèle à son désir de travailler avec les acteurs de son territoire et au-delà, Les Plateaux Sauvages ont aussi lancé un appel à textes courts sur la solitude. Un sujet d’actualité, qui a très vite suscité de nombreux écrits. Touchée, surprise d’avoir reçu en quelques jours « autant de récits – parfois des journaux de confinement entiers – de la part de personnes très différentes et d’un peu partout », Laëtitia Guédon envisage de les réunir et de proposer à la rentrée une restitution de cette expérience de confinement. « Je crois que quand nous aurons la possibilité de nous rassembler à nouveau, on ne pourra pas le faire de la même manière qu’avant. Il faut penser ensemble cet après ».
L’archive à l’honneur
Plutôt que de créer de nouveaux contenus, d’autres lieux préfèrent dévoiler des archives inédites. Très actif depuis une dizaine d’années en matière de numérisation et de captation de ses spectacles et conférences, Le Phénix, Scène nationale de Valenciennes, en fait partie. Pour mettre en valeur ce patrimoine, le directeur du lieu, Romaric Daurier, a opté pour une émission en streaming sur Facebook, « La Servante », diffusée tous les mercredis et vendredis soirs à 21h. « En ces temps d’isolement forcé, il m’a semblé important de créer un espace-temps commun, qui permet à l’équipe et au public du théâtre de se retrouver et d’interagir autour d’émissions en lien avec le projet du Phénix », dit-il. Le 25 mars, pour sa première émission, « La Servante » a ainsi offert un retour sur la dernière édition du Cabaret de curiosités (3-7 mars 2020) avec un podcast inédit réalisé par le collectif Kom.post. Une compagnie basée à Berlin, en immersion depuis plusieurs mois à Valenciennes pour en explorer les difficultés et les richesses.
À la Comédie de Clermont, la directrice de communication Christelle Illy prévoit elle aussi de « revenir sur des choses vécues », notamment grâce au travail de Jean-Louis Fernandez, photographe associé au lieu depuis 18 ans. De même que les graphistes Antoine+Manuel. « Je crois qu’il ne faut sursaturer les réseaux : en créant dans l’urgence, en quantité, nous risquons d’épuiser les publics et de nous épuiser nous-mêmes. Et surtout, de nuire à la réflexion, qui est aujourd’hui primordiale. C’est pourquoi nous allons privilégier un travail sur l’existant, en tissant des liens entre des œuvres et des paroles diverses », exprime-t-elle. Pour découvrir d’autres archives passionnantes, on peut encore se rendre sur le site du Théâtre du Soleil et sur le réseau Canopée, où Ariane Mnouchkine a décidé de rendre publics des films de plusieurs de ses créations, ainsi que des archives visuelles et sonores. Qu’il soit proche ou plus lointain, le passé est pour ces lieux un guide pour mieux penser notre présent troublé.
Éloge de la disparition
Pendant ce temps, d’autres lieux prennent le temps du silence. Sans doute parfois par manque de moyens en matière de communication, mais aussi sûrement pour mieux penser le lendemain. Et face à l’abondance de réactions théâtrales, quelques critiques s’élèvent, qui rappellent celles dont font l’objet les journaux de Leïla Slimani et de Marie Darrieussecq. Celle de l’auteur et metteur en scène Thibaud Croisy, par exemple, mérite d’être entendue.
« Ce qui est intéressant dans un moment comme celui-là, ce n’est pas seulement la transformation du théâtre public en une vaste chaîne YouTube ou un compte Twitter géant — même s’il faut admettre qu’il parvient à en reprendre les codes à une vitesse grand V et qu’il ne semble pas avoir trop de difficultés à passer, en vingt-quatre heures, de la célébration du spectacle vivant à la promotion de contenus dématérialisés. Ce qui vaut la peine d’être relevé, c’est surtout l’incapacité du théâtre à faire le vide. Marquer une pause. Un temps. Rien qu’un entracte, au fond. Dire simplement : « Soit. Disparaissons un instant si vous le voulez bien, et revenons un peu plus tard quand tout sera fini », écrit-il dans un article intitulé La catastrophe comme produit culturel, publié sur le blog « Contrebande » du Monde Diplo. Le temps du confinement est aussi celui des débats, de la pensée sur le rapport du théâtre au monde.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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