Le Théâtre des Dramaturges à Kiev a lancé son projet baptisé « Théâtre des Vétérans », dont le but est d’aider les militaires, actifs ou vétérans, à réintégrer la vie civile.
Lunettes sur le nez, Guennadiï joue sous la lueur des projecteurs orange de théâtre. « Je vais bien, j’ai juste la jambe niquée ! », clame-t-il au rythme léger du cymbalum qui l’accompagne. Guennadiï Oudovenko, 51 ans, était dans les forces spéciales ukrainiennes avant qu’une mine russe ne lui arrache la jambe, quand il était engagé près du village de Robotyné, dans la région méridionale de Zaporijjia, en Ukraine. Aujourd’hui, devant quelques dizaines de spectateurs, il joue une pièce de théâtre fondée sur sa propre histoire de soldat. Celle de centaines de milliers d’Ukrainiens depuis que la Russie a envahi le pays en février 2022.
Le projet, baptisé « Théâtre des Vétérans », a été lancé au printemps dernier par une petite compagnie kiévienne, le Théâtre des Dramaturges, avec le concours de TRO Media, le volet communication des forces de la défense territoriale ukrainienne. Il a démarré avec 17 participants, dont dix seulement sont restés jusqu’à la représentation finale. Les organisateurs espèrent pouvoir jouer la pièce dans un théâtre de Kiev et permettre de pérenniser l’atelier avec de nouveaux membres. Ce soir-là, Guennadiï donne vie à un texte qu’il a lui-même écrit. « On m’a simplement demandé d’écrire sur la guerre, explique-t-il. Et la seule histoire qui m’est venue à l’esprit était la perte de ma jambe ».
Dans le processus, Guennadiï a été accompagné par les membres de l’atelier, apprenant peu à peu à mettre ses idées sur papier et découvrant qu’écrire sur son expérience touchait finalement à quelque chose d’encore plus profond que la seule perte de sa jambe. « En fin de compte, il s’agissait d’écrire sur mes rêves, raconte-t-il. La peur de perdre mes rêves et de ne pas savoir quoi faire et à quoi rêver ensuite [après la guerre, NDLR] ».
« Représenter nos héros »
Maksyme Devizorov se produit lui aussi ce soir-là. Il est metteur en scène, acteur et cofondateur du Théâtre des Vétérans, mais surtout soldat depuis le début de la guerre. Sur les planches, il adapte le texte d’un autre combattant qui a participé à la contre-offensive de Kharkiv (nord-est) ayant permis à l’automne 2022 à l’armée ukrainienne de récupérer plus 12 000 km2 occupés par les troupes russes. Avant que la Russie ne déferle sur l’Ukraine, Maksyme a toute sa vie « fait du théâtre ». « Ma vie était insouciante, je jouais, confie ce jeune homme de 28 ans au visage fin. Mais avec la guerre, tout a changé ».
Sur la scène avec quatre collègues soldats, il retrace l’épopée des premières heures de la contre-offensive devant un public captivé. « Je suis heureux à l’idée que nous pouvons représenter nos héros, des héros vivants, de cette manière », explique le soldat. Outre les combattants, des civils participent également à ce programme. Certains ont, par exemple, mis en scène leur expérience de l’occupation russe d’Irpine pendant plusieurs semaines en 2022. Cette ville, située près de Kiev, est un des symboles des atrocités imputées à l’armée russe.
Un puissant outil de rétablissement
Au fond de la salle, les projecteurs se reflètent dans les lunettes de Maksyme Kourochkine, 54 ans. Cet homme bien bâti aux cheveux gris, lui-même militaire, est directeur artistique du projet pour les militaires et co-créateur du Théâtre des Dramaturges. Pour lui, faire passer les vétérans sur les planches est « un puissant outil de rétablissement » qui permet aux personnes traumatisées de « retrouver la foi en l’avenir, la confiance en son esprit, en son corps ».
Au début, les participants « exigeaient la permission » pour exprimer leurs opinions, « ils s’excusaient de ne pas être autant des héros qu’ils l’auraient voulu. Pas autant du moins que leurs compagnons qui étaient à leurs côtés et qui sont morts ou qui se battent encore », raconte Maksyme Kourochkine. Au fil de l’atelier, « j’ai vu leur confiance revenir », assure-t-il.
C’est le cas de Guennadiï qui a pu, grâce à ce projet, partager son expérience de guerre et ses « sentiments » avec les civils, ce qui l’aidera, espère-t-il, à vivre pleinement son quotidien. « Il y a un stéréotype selon lequel les gens qui ont vécu la guerre veulent l’oublier, dit-il. Mais moi, c’est une expérience que je veux transférer dans ma vie civile ». Grâce au théâtre et à l’écriture : « J’ai commencé à réaliser mon potentiel, à m’en sortir », conclut Guennadiï.
Anatolii Stepanov © Agence France-Presse
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