Épaulés par Sava Lolov et Frédéric Leidgens, les quatorze élèves de la promotion 4 de l’éstba relèvent, avec courage, le pari risqué pris par le turbulent metteur en scène.
Tel qu’en lui-même, Sylvain Creuzevault n’aura, une nouvelle fois, pas fait le choix de la facilité. Aux quatorze élèves-comédiens fraîchement sortis de l’École supérieure de théâtre Bordeaux Aquitaine (éstba), l’ambitieux metteur en scène n’a pas confié un texte au hasard, voire au rabais, mais rien de moins que la deuxième étape de son étude de Dostoïevski, commencée en septembre dernier avec Les Démons et poursuivie dans les prochains mois avec Les Frères Karamazov. Façon de prouver, comme d’autres avant lui – citons, pêle-mêle, Julien Gosselin et les élèves de l’École du TNS ou Christophe Rauck et ceux de l’École du Nord – et à l’image du Festival des Écoles du Théâtre public qui se tient actuellement, que les pièces de sortie d’école ne sont pas de vulgaires « spectacles de fin d’année », mais bien de véritables projets d’entrée dans la vie professionnelle.
Privé de son habituelle troupe de doux-dingues, Sylvain Creuzevault n’a pas cherché, pour autant, à adoucir sa manière, si particulière et turbulente, de faire du théâtre. Au long d’une adaptation fleuve de près de quatre heures – entractes compris – il prend le roman de Dostoïevski à bras-le-corps et choisit de le diviser en 25 scènes entrelacées pour en extraire la substantifique moelle. Comme souvent avec l’écrivain russe, L’Adolescent a tout du maelström narratif où se côtoient une multitude de personnages qu’il est aisé, si l’on n’y prend pas garde, de perdre en chemin. Récit-confession du jeune Arkadi, ce roman d’apprentissage conte la transformation de cet adolescent de 19 ans qui, au contact de son père naturel, Versilov, aristocrate ruiné et menteur qu’il vient de retrouver, cherche sa voie entre une « idée » – devenir Rothschild pour jouir de la liberté des très riches – et une triste réalité, marquée par une génération de pères faillis et une jeunesse attirée par l’anarchisme de Bakounine, dévoyée par l’athéisme et le rationalisme, qui, cumulés, alarment Dostoïevski.
Ce matériau d’une incroyable densité, bien que plus allusif dans sa dimension strictement politique que Les Démons, Sylvain Creuzevault a voulu en faire résonner toute la contemporanéité. Au-delà du recours à de très jeunes comédiens, doubles naturels des êtres de papier imaginés par le romancier russe, il a déniché, ou créé à partir d’écriture au plateau, les éléments textuels qui lui permettent de tendre un miroir à la jeunesse et à la société d’aujourd’hui. Quand, alors que lui-même ne l’a pas esquivé, Versilov se lamente que la génération qui lui succède aille « plus vite, beaucoup plus vite, mais droit dans le mur » ou se désespère de cette société qui « n’a jamais été aussi morale et en même temps dépourvue de valeurs », la pensée de Dostoïevski, pourtant venue des tréfonds du XIXe siècle, entre en invraisemblable écho avec notre monde.
Pour permettre aux élèves-comédiens de se concentrer sur l’appropriation de ce copieux ouvrage, le metteur en scène les a plongés dans un bain scénique moins bouillonnant et foutraque qu’à l’accoutumée, mais à l’exigence intacte. Côté scénographie, il a opté pour un vrai-faux artisanat, à base de plateau blanc, de pans de murs amovibles, de néons et de parois vitrées, sorte de ballet mécanique qui rythme les deux premières parties, avant de disparaître presque complètement dans la troisième, comme pour symboliser le dénuement de la situation. Côté jeu, il n’a rien perdu de son côté agitateur – les apartés doux-amers de la bonne prolétarienne, le suicide à répétition de Kraft à chaque fois que son nom est prononcé – et de sa façon de pousser les comédiens dans leurs retranchements grâce à des passages à l’improvisation calculée.
Au milieu de cette foule de jeunes talents, Sava Lolov et Frédéric Leidgens jouent le rôle d’essentiels adjuvants. Bien que trop rarement en scène, le second, son talent fou en bandoulière, irrigue le spectacle de sa présence étrange et fantomatique, quand le premier, machiavélique Versilov, fait turbuler l’ensemble et agit comme un partenaire à la provocation fertile. Loin d’écraser leurs camarades de jeu, ce duo les soutient, les renforce, tels des parrains bienveillants qui leur feraient la courte échelle. Parmi les élèves-comédiens, tous n’ont pas la puissance de jeu suffisante pour rendre la narration limpide, atteindre un haut degré d’intensité – notamment dans l’aride épilogue – et propulser ce texte de Dostoïevski d’une densité à faire pâlir plus d’un acteur confirmé, mais certains jouent une partition plus que prometteuse. Outre Prune Ventura, troublante Katérina, et Marion Cadeau, subtile Anna, Mickaël Pelissier, Léo Namur, Louis Benmokthar, Léopold Faurisson et Étienne Bories portent en eux les germes de futurs talents. Et tous pourront se prévaloir d’avoir fait face, avec courage, à la tornade Creuzevault.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Scènes d’Adolescent
d’après l’œuvre de Fédor Dostoïevski
Adaptation et mise en scène Sylvain Creuzevault
Avec les élèves-comédien·ne·s de la promotion 4 de l’éstba Louis Benmokhtar, Étienne Bories, Clémence Boucon, Zoé Briau, Marion Cadeau, Garance Degos, Camille Falbriard, Léopold Faurisson, Shanee Krön, Félix Lefebvre, Alexandre Liberati, Léo Namur, Mickaël Pelissier, Prune Ventura, accompagnés par Frédéric Leidgens et Sava LolovTraduction française André Markowicz (éd. Actes Sud)
Plateau Cyril Muller
Son Jean-Christophe Chiron
Costumes Kam Derbali
Lumière Clarisse Bernez-Cambot-Labarta et Denis Lamoliatte
Peinture Romain Ventura
Remerciements à André Markowicz et Romain VenturaProduction École supérieure de théâtre Bordeaux Aquitaine ; production déléguée Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine en partenariat avec avec le Théâtre de l’Aquarium dans le cadre du Festival des écoles du théâtre public #10
Durée : 4 heures, entractes compris
Théâtre de l’Odéon, Ateliers Berthier, Paris
du 26 au 28 juinFestival Eymoutiers
du 8 au 15 août
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