Vassiliev et Tchekhov en chemin vers le néant

Photo Jean-Louis Fernandez

Pour sa première mise en scène d’un texte de Tchekhov, Anatoli Vassiliev adapte « Le Récit d’un homme inconnu ». Malgré le travail exigeant, élégant et sensible de l’artiste russe, Valérie Dréville, Sava Lolov et Stanislas Nordey peinent encore à trouver le ton juste pour exploiter les tourments intimes de cette sombre et fascinante nouvelle.

« Pourquoi sommes-nous si fatigués ? » En une phrase, écrite dans une lettre d’adieu saignante adressée à son maître Orlov, Vladimir Ivanovitch condense toute l’étendue du mal qui frappe le triangle social et amoureux dessiné par Tchekhov. Avec une froide cruauté, encore plus marquée que dans ses pièces de théâtre, le dramaturge russe dresse dans son « Récit d’un inconnu » un portrait au vitriol de ses contemporains. Qu’ils soient maître ou laquais, homme ou femme, tous courent vers leur anéantissement prochain, désillusionnés par l’amour, rongés par l’oisiveté, lassés par une vie dont ils ne semblent plus vraiment avoir les commandes.

Orlov et Vladimir Ivanovitch sont, chacun à leur manière, deux radicaux de l’existence. Fonctionnaire égaré dans ses livres dont il ne se sépare jamais, le premier est d’un cynisme crasse, obnubilé par son seul confort ; ancien officier de la marine reconverti en laquais pour mieux atteindre le père d’Orlov, cible d’un complot terroriste, le second se noie dans des idées révolutionnaires qu’il abandonne subitement pour s’adonner aux vains plaisirs de la torpeur quotidienne. Entre eux, Zinaïda se cherche une place. De Saint-Pétersbourg, où elle a quitté son mari pour tomber dans les bras d’Orlov, à Venise, où elle s’enfuit avec Vladimir Ivanovitch, déçue par ses journées trop ternes et convaincue qu’elle est une maîtresse trompée, la jeune femme espère trouver son salut dans l’amour. Cruelle illusion qui se heurte à l’inconséquence de ses deux amants. Incapables de lui fournir ce qu’elle espère, ils vont la broyer au lieu de la sauver.

De cette sombre nouvelle, fascinante de profondeur dramatique, vertigineuse d’inéluctabilité, Anatoli Vassiliev extrait une théâtralité en quatre temps, composée de trois dialogues et d’un monologue. Dans un écrin scénographique aussi élégant que spectaculaire, le metteur en scène russe entraîne ses personnages, comme autant de pantins désarticulés, dans une danse macabre, sorte d’ode langoureuse vers le néant. Sans faillir à sa réputation de metteur en scène « difficile », il imprime un rythme particulièrement lent pour mieux toucher du doigt la détresse intime du trio et cette langueur qui les nimbe. Outre quelques effets de mise en scène sporadiques, aucun sacrifice n’est fait sur l’autel de la séduction du public. Tout y est aussi âpre que sensible, y compris pour les comédiens.

Casting d’excellence, Valérie Dréville, Sava Lolov et Stanislas Nordey semblent curieusement déstabilisés dans leurs rôles respectifs. Plus à l’aise dans la première que dans la seconde partie, et nonobstant quelques jolies fulgurances, les comédiens tâtonnent encore pour jouer cette partition complexe avec le ton juste. Alors qu’elle n’est belle que lorsque ses ficelles sont imperceptibles, la direction d’acteurs imposée par Vassiliev est trop visible. Phrasé inutilement haché et sauts de jeu brutaux défigurent à intervalles réguliers le spectacle jusqu’à, parfois, en briser la magie. Gageons, et espérons, qu’avec le temps, tous trouvent leur voie. Les ingrédients sont en tout cas réunis pour faire de ce projet un grand spectacle.

Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr

Le récit d’un homme inconnu
Texte Anton Tchekhov
Mise en scène Anatoli Vassiliev
Avec Valérie Dréville, Sava Lolov, Stanislas Nordey

Valérie Dréville est actrice associée au TNS
Le décor et les costumes sont réalisés par les ateliers du TNS
Le tournage du film a été réalisé en collaboration avec la commune de Venise – Venice Film Commission

Production Théâtre National de Strasbourg
Coproduction MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Théâtre national de Bretagne – Rennes, Théâtre de la Ville – Paris
Durée: 4h avec entracte

Création le 8 mars 2018 au Théâtre National de Strasbourg

Théâtre National de Strasbourg
8 mar au 21 mar 2018

Bobigny du 27 mars au 8 avril 2018 à la MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis

Rennes du 12 au 20 avril 2018 au Théâtre National de Bretagne