Jeu monocorde et chevrotant, mise en scène invariante et étirée, l’Amphitryon de Kleist que plonge Sébastien Derrey dans une atmosphère opaque et dévitalisée peine à convaincre.
On entend bien le texte splendide de Kleist dont la traduction de Ruth Orthmann et Eloi Recoing conserve l’étrangeté tout en apportant une salutaire clarté. Le dramaturge allemand adapte en 1807 le mythe littéraire d’Amphitryon déjà revisité par Plaute, Molière ou Giraudoux en le teintant des couleurs insondables propres au romantisme germanique. Les Dieux tout puissants qui règnent sur le monde s’approprient les libertés qui sont les privilèges des époux, prennent la place et l’allure des hommes vulnérables et les dépossèdent d’eux-mêmes. Jupiter s’introduit masqué dans le lit de la belle Alcmène alors que le glorieux Amphitryon, de retour de la guerre, n’a pas le temps de fouler de ses pieds la terre de Thèbes. Il ne peut alors comprendre l’infélicité et le trouble exprimés par sa femme involontairement coupable qui croit l’avoir déjà accueilli.
Pas de Sturm ni de Drang mais un crépuscule ténu qui dissimule au début du spectacle la structure métallique et la passerelle suspendue servant de façade au palais placé devant un cyclorama blafard. Une pluie de pétales d’or fin se dépose négligemment sur le noir bitume poussiéreux. Esthétiquement, ce n’est pas bien beau. Et très froid.
Aucune intention, aucune vision ne s’affiche clairement sur scène. Quelques bribes de musiques, d’accessoires dérisoires, et des comédiens statiques, se tenant les uns face aux autres comme des piliers. Ils jouent sur un registre détaché, dépassionné, faisant des personnages de sinistres hébétés mal habillés. Jupiter et Amphitryon sont enveloppés dans une longue cape de velours rouge théâtre, Mercure et Sosie s’apparentent, eux, à des clochards beckettiens.
En France l’Amphitryon de Kleist demeure peu joué. Exhumée en 2010 par Bernard Sobel dans une mise en scène déjà produite par la MC93 de Bobigny, la pièce attend toujours sa version de référence.
Christophe Candoni – sceneweb.fr
Amphitryon
Sébastien Derrey
Mise en scène Sébastien Derrey
Texte Heinrich von Kleist
Traduction Ruth Orthmann et éloi Recoing (éditions Actes Sud)
Avec Frédéric Gustaedt, Olivier Horeau, Catherine Jabot, Fabien Orcier, Nathalie Pivain et Charles Zévaco
Lumière Ronan Cabon
Scénographie Olivier Brichet
Son Isabelle Surel
Costumes Elise Garraud
Maquillage Cécile Kretschmar
Production déléguée Compagnie migratori k. merado. Coproduction MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Centre dramatique national de Besançon Franche-Comté, La Commune — Centre dramatique national d’Aubervilliers, Théâtre Garonne — scène européenne Toulouse. Avec l’aide de la DRAC Île-de-France, d’ARCADI — Parcours d’accompagnement et de la SPEDIDAM. Avec le soutien du Studio-Théâtre de Vitry et du théâtre de L’Échangeur.
Durée 3hThéâtre de la Commune à Aubervilliers dans le cadre de la Saison de la MC93
30 septembre > 13 octobre 2016
17, 18 et 19 octobre CDN Besançon Franche-Comté
22 au 25 février 2017 Théâtre Garonne, Toulouse
28 février au 4 mars 2017 La Comédie de Reims – CDN
« (…) Ainsi est le mythe d’Amphitryon…
Faut-il en rire ? Faut-il en pleurer ? Certains n’y verront qu’une farce triviale sur fond de cocuage et de mésaventures conjugales. D’autres relèveront la violence intrinsèque à cette histoire, illustrant la toute-puissance du maître, qui, en totale impunité et arbitraire, s’arroge le droit d’assouvir ses pulsions, ses caprices, sans que nul n’ose y redire – surtout pas les victimes.
C’est à l’exacte intersection de ces deux regards que se situe la vision qu’en propose Sébastien Derrey. (…)
Si un « autre » est « vous », qui êtes-vous alors ?
Le poète allemand reprend à son compte les thèmes récurrents du double, de la perte de soi, de l’identité volée, du trouble quand s’annihile toute frontière entre le réel et l’illusion, quand le faux s’affirme pour le vrai, le vrai pour le faux. Quand, encore, chacun vous persuade que vous n’êtes pas qui vous êtes, croyez être (Ah ! Amphitryon, oh ! Sosie) puisqu’un « autre » est « vous » – mais, « vous », qui êtes-vous alors ?
Une écriture et une mise en scène vertigineuses
Tout l’art de Kleist tient autant à la délicatesse de sa description du trouble de la confusion des sens et des sentiments qu’aux charmes d’une écriture vertigineuse, conduisant comme rarement, dans une alchimie savante des malentendus, double sens, ambiguïtés…, aux portes de la folie, de la raison qui déraisonne.
C’est cette écriture que Sébastien Derrey met tout aussi vertigineusement en scène, dans un espace où se confondent salle et plateau, tantôt noyé dans l’obscurité de la nuit trouée de lumières rasantes, tantôt baigné d’une clarté irréelle éclairant le jour et des cieux soudainement déchirés par la foudre jupitérienne. Sous sa gouverne, tout n’est que grâce, délicatesse, légèreté. Le tragique est là. L’humour aussi.
Portées par des comédiens lancés à corps, à cœurs perdus dans leurs personnages, les scènes d’anthologie se multiplient. À commencer, d’entrée, par l’apparition de Sosie et sa découverte de son double Mercure.
Le premier est interprété par Olivier Hureau, un rien clownesque, frère des Estragon et Wladimir de Beckett, magnifique de justesse et d’humanité ; le second, par Charles Zevaco, à la dégaine de mauvais voyou, terrifiant de froideur jusque dans les coups qu’il porte, d’autant plus terribles qu’ils sont toujours suggérés, jamais montrés.
Des scènes d’anthologie
Autre séquence à s’inscrire dans les mémoires : les retrouvailles tout en quiproquos entre Amphitryon et Alcmène, chacun ignorant le stratagème de Jupiter. Lui, c’est Frédéric Gustaedt, époux mis à mal, mais prince combattant qui refuse de s’abdiquer lui-même, toujours amoureux ; elle, c’est Nathalie Pivain, éperdue et perdue, ne sachant plus à quel Amphitryon se vouer, effarée lorsqu’elle s’interroge sur sa culpabilité : peut-on être responsable de ce qui est involontaire ?
Fabien Orcier est Jupiter, « faux » Amphitryon à la ressemblance physique étonnante avec le « vrai ». Pour camper un Maître de l’Olympe satisfait de lui-même, il le révèle moins sûr qu’il n’y paraît, conscient qu’Alcmène ne l’a jamais aimé pour ce qu’il était, mais, parce que, dans ses bras, elle n’étreignait que son mari… Fidèle, donc. Pure. La femme serait-elle l’avenir de l’homme ? »
Source : Didier Méreuze / journal LA CROIX / oct 2016
http://www.la-croix.com/Culture/Theatre/Amphitryon-sosieallemand-2016-10-04-1200793742
J’ai beaucoup aimé cet Amphitryon si digne et si gracieux. Les acteurs sont magnifiques, Alcmène est bouleversante d’humanité. Le metteur en scène a longtemps été dramaturge de Claude Régy et a travaillé avec Marc François ; Sa mise en scène s’en ressent dans sa façon de fuir le pathos et les effets (ce décor et ces costumes si justes) pour accompagner avec beaucoup de sensibilité la fragilité de ses personnages.
On est comme suspendu au texte (et quel texte !) d’un bout à l’autre de la pièce, on s’est dit en sortant qu’on n’avait pas vu le temps passer. On a l’impression d’entendre l’âme des personnages. Et je ne pensais pas rire autant avec Kleist ! Ca fait du bien de voir ce théâtre, je pourrais en parler des heures tellement j’ai aimé.
(…) La scénographie d’Olivier Brichet est soignée : un espace sombre et brumeux – formes et spectres – au pied du palais d’Amphitryon que le public ne peut guère visiter, à moins d’entrevoir une porte étroite et deviner les allées et venues du dieu royal déguisé en Amphitryon que ce dernier – le vrai – ne peut guère plus pénétrer.
À l’étage, une coursive légèrement courbée avec des barrières de métal qui dégage dans les hauteurs un ciel lumineux grâce aux lumières de Ronan Cabon. Çà et là, des vagues de musique vont et viennent, à la manière du théâtre de Marie-José Malis, qui imposent un climax, un imaginaire servi par l’écriture soignée de Kleist.
Les acteurs sont excellents, à la fois forts et fragiles, intensément présents et absents, diffusant l’équivoque du sentiment de dédoublement et de dépossession.
Tenue militaire pour les maîtres, et dégaine beckettienne pour les valets, robe romantique pour la digne Alcmène et petite robe enjouée pour la servante Charis.(…)
Une mise en scène persuasive et convaincante au service de l’art littéraire de Kleist.
La pièce Amphitryon de Kleist parcourt le cheminement d’une saisie identitaire, qui échappe toujours, un thème pour le moins d’une actualité aigue et troublante :
– Qui suis-je ? – Qui es-tu ? Ne s’impose nulle certitude mais la prévalence d’un doute – un sentiment de déstabilisation, si ce n’est de dépossession brutale de soi, mais au profit peut-être d’un mouvement engagé vers l’autre et la foi amoureuse.
Amphitryon sort grandi de sa rivalité avec Jupiter, abandonnant l’aimée à qui l’aime, qui n’est autre que lui-même, ce que reconnaît humblement le dieu Jupiter. (…) »
Véronique Hotte
Source : https://hottellotheatre.wordpress.com/2016/10/05/amphitryon-de-heinrich-von-kleist-traduction-de-ruth-orthmann-et-eloi-recoing-actes-sud-mise-en-scene-de-sebastien-derrey/
(…) « Scénographie simple, directe et “fonctionnelle“, autour de l’indispensable porte centrale. Quelques marches l’ouvrent vers le public, pris à témoin comme peuple des Thébains. Sébastien Derrey et ses acteurs ont trouvé le style de jeu qui convient à cette implacable expérimentation du double, dédoublé, déquadruplé et ainsi de suite. Tout cela dessiné comme à l’encre de Chine, et plein, sensible : l’émotion dit la vérité, et peut tromper.
Avec Nathalie Pivain (Alcmène) particulièrement touchante, dans son rôle d’innocente aimante et blessée. Mais citons plutôt tous les comédiens : les deux machos sincèrement amoureux et malheureux, l’un d’être trompé, fût-ce par lui-même (Frédéric Gustaedt), l’autre de n’être pas aimé pour lui-même (Fabien Orcier, Jupiter) -bien fait, il est pris à son propre piège-, le faux Sosie (Charles Zeavaco), dieu devenu homme de main, destin peu flatteur, et les serviteurs :Charis et Sosie (Catherine Jabot et Olivier Horeau) qui offrent l’énergie de leurs querelles à cette histoire vertigineuse.
Les histoires d’amour ne finissent pas forcément mal, mais font mal, en général… »
Christine Friedel
http://theatredublog.unblog.fr/2016/10/08/amphitryon-dheinrich-von-kleist/
Sébastien Derrey éclaircit Kleist.
En mettant en scène l’« Amphitryon» de Kleist d’après Molière sans toucher au texte, Sébastien Derrey entre au cœur de la pièce : un vacillement d’êtres.
(…) Kleist est plus tourné vers l’intérieur des personnages, ce qui sied au metteur en scène Sébastien Derrey. Amphitryon et Sosie pensent devant nous à haute voix, tout comme Alcmène, les dieux Jupiter et Mercure ne sont pas des surhommes, ils savent être amoureux ou taquins.
Dans l’ensemble, Kleist suit Molière mais s’en éloigne par le ton, l’ambiance, sans compter quelques remaniements et ajouts. Son approche est moins ludique mais plus troublante. Ce trouble est celui de l’identité et de l’amour confondus. C’est cela que Sébastien Derrey met en scène. Sans adapter la pièce à son tour, mais en en décrassant la surface, le décorum. La scénographie (Olivier Brichet) est retorse comme la pièce: au fond de la scène nue (hormis des chaises métalliques pour canaliser la jalousie du roi, seul moment d’éclat physique du spectacle) le rideau rouge du théâtre, drap de l’illusion, tenu par l’ossature métallique d’un cadre de scène. Au-delà se tient la chambre des ébats. « La scène est devant le palais d’Amphitryon » écrit Kleist. Mais c’est comme une scène renversée. On est de l’autre côté du théâtre comme on le dit des miroirs. Les personnages n’en sont que plus nus. D’autant qu’ils sont dirigés par le metteur en scène versune économie des gestes et des voix, sans afféterie pour autant, une tension du calme dans une tempête d’événements déstabilisants.
La pièce avance comme une enquête policière qui cherche à établir la vérité de faits et tombe sur desfaux, usages de faux, emprunts frauduleux d’identité et emplois du temps désarmants mais sans preuves probantes. Les dieux sont des dieux, ils peuvent tout, mais ils sont aussi humains ; l’amour peut les toucher. »
Jean-Pierre Thibaudat / Médiapart
https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-thibaudat/blog/091016/lorraine-de-sagazan-s-approprie-ibsen-sebastien-derrey-eclaircit-kleist