Programmé dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, Jag et Johnny déplie à travers le récit de Jag sur son retour dans sa famille une critique du regard dominant sur la classe populaire blanche dont elle est issue.
Sur le site Internet de la compagnie de Laurène Marx – nommée Hande Haker, du nom de la militante transgenre turque assassinée en 2016 –, Jag et Johnny est donné comme « un stand-up triste ». L’expression que l’autrice, comédienne et metteuse en scène transgenre et non-binaire a utilisée pour la première fois pour qualifier le solo qui l’a fait connaître, Pour un temps sois peu, est devenue sa marque de fabrique. Autorisant toutes les modesties formelles et l’épure. Si le terme au sujet de Portrait de Rita est plus discutable – l’un des fondements du stand-up étant que l’interprète, seul en scène, mobilise ses propres traits biographiques ou physiques pour élaborer son personnage –, il caractérise avec justesse Jag et Johnny.
Même si… lors de sa création en 2024, et jusqu’à il y a peu encore, Jag, surnom de Jessica Guilloud, n’était pas seule en scène : la comédienne, metteuse en scène et réalisatrice était accompagnée de son border collie, Johnny, mort depuis. Cette disparition fait partie, on l’imagine, des éléments ayant amené certaines modifications, dans le texte comme dans les parties improvisées. Ce qui en constitue la racine demeure : à travers le récit de Jag de son retour dans sa « famille de beaufs », comme elle-même le dit, la jeune transfuge de classe (se) raconte. Ce faisant, se met en œuvre l’arrachement de la classe populaire blanche, peut-être pas tant à l’invisibilité, qu’au rejet en bloc. Et la persistance de Johnny dans le titre n’est pas anodine : outre que ce chien est l’allié perpétuel qui évite à la jeune femme le sentiment d’être entre deux chaises en étant entre deux milieux, il permet à Jag d’évoquer par projection certaines de ses souffrances. Et comme la situation de transfuge – avec ce qu’elle peut emporter de honte, difficultés, souffrances – est bien toujours marquée, scandée, éprouvée dans les visites à la famille, c’est autour d’un tel itinéraire que le texte se déploie.
Pendant un peu plus d’une heure, la comédienne nous embarque avec elle, du trajet en voiture avec sa mère venue la chercher – bon gré, mal gré – à la visite chez les proches, aux anniversaires à la salle des fêtes, etc. Face au public, sur une scène uniquement occupée d’un micro sur pied et d’une flûte traversière, Jag passe d’un souvenir à l’autre. Le portrait brossé est sans fard, de l’intime au collectif : violences psychologiques de son beau-père, dialogue difficile avec sa mère, violence d’État à l’égard des classes populaires, racisme ambiant de sa grand-mère, homophobie de sa grand-tante, alcoolisme, allusions à des agressions sexuelles. Soutenu par une création lumières modeste, mais efficace, l’ensemble ne se veut ni misérabiliste ni aimable : il apparaît comme la retranscription des sentiments comme des analyses de la comédienne sur toutes les violences subies.
Prolongeant sous une autre forme la collaboration entre Laurène Marx et Jessica Guilloud – qui a été assistante à la mise en scène de Je vis dans une maison qui n’existe pas et collaboratrice artistique pour Pour un temps sois peu et Portrait de Rita –, Jag et Johnny échappe à l’écueil de l’instrumentalisation ou de la ventriloquie. La sincérité du texte, co-signé par les deux artistes, porte des questionnements chers à Laurène Marx : questions de genre, de classe, de féminisme, de la relégation sociale, notamment. La nécessité pour Jag de « raconter toutes les histoires et pas juste celle qui nous arrange » est, on l’imagine aisément, partagée par le duo. Mais l’écriture plus saccadée, la langue moins parsemée de punchlines emblématiques de l’écriture de Laurène Marx, semble porter aussi largement la marque de Jag.
Encore parfois fragile dans son interprétation, faite de coq-à-l’âne comme l’est le texte, le spectacle produit avec force des images et est traversé de moments intenses, qu’il s’agisse de l’évocation de la grand-tante Marie-Paule ou du morceau à la flûte traversière, dont le choix ne laisse rien au hasard. Jessica Guilloud joue, en effet, Amarelinha (la marelle), chanson brésilienne de Nazaré Pereira évoquant l’enfance sans escamoter la violence alentour, et qui, dans la reprise du duo Birds on a Wire rend femmage à Marielle Franco, femme politique, sociologue et militante LGBTQIA+ brésilienne assassinée en 2018. Outre la tristesse de certaines séquences, le rire pointe souvent dans la salle – et la qualification par Jag d’un rire comme « mouvement de résistance » nous pose au passage ingénument la question des rires qui parfois fusent dans le public : sont-ce des rires de surplomb, des rires avec, des rires contre, des rires de mise à distance, des rires pour résister (mais à quoi ? À qui ?). Surtout, Jag et Johnny est une mise en acte de l’importance de raconter toutes les histoires. Pour les autres, pour contrer la normativité des récits dominants, pour lutter contre la disqualification des cultures populaires, pour saisir dans leur complexité et entièreté les personnes vivant en situation de relégation sociale. Voire, au passage, pour nommer et accepter les tensions intimes et les pas de côtés possibles entre d’où l’on vient et où l’on va.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Jag et Johnny
Texte Laurène Marx, Jessica Guilloud (Éditions Blast)
d’après l’histoire de Jessica Guilloud (dite Jag)
Mise en scène Laurène Marx
Avec Jessica GuilloudProduction Cie Hande Kader ; Bureau des Filles
Durée : 1h10
Théâtre Ouvert, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
les 13, 20 et 27 septembreLa Reine Blanche, Scène des arts et des sciences, Paris
du 16 octobre au 15 novembreThéâtre Jean Vilar, Montpellier
le 16 avril 2026
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !