Laurène Marx met le public de Théâtre Ouvert en émoi
Avant-hier et hier soir, Laurène Marx, épaulée à la mise en espace par Fanny Sintès, complice fidèle, dévoilait, dans le cadre de la 8ème édition du Festival ZOOM à Théâtre Ouvert, son nouveau texte au titre aussi bouleversant que son contenu. Je vis dans une maison qui n’existe pas confirme la portée déflagratoire de l’écriture de l’autrice autant que sa présence scénique saisissante. Une soirée sous haute intensité émotionnelle.
Est-ce qu’on peut dire la qualité particulière d’une écoute ? Sa densité, sa vibration. L’impression qu’on peut la palper dans l’air, cette attention commune, cette respiration à l’unisson d’un public tout entier tendu vers ce qui se joue au plateau. Sentir autour de soi le pluriel des autres et avoir la sensation que ce qui est dit sur scène ne s’adresse qu’à soi. Et pourtant éprouver un plaisir immense à le partager. Se dire qu’avec ces gens-là, assis avec nous, on fait société. C’est nous, c’est ça, le monde. La mixité de ce public, intergénérationnel mais essentiellement jeune, la diversité de nos peaux, de nos corps, de nos genres. Ce public qui est l’avenir et qui rend l’espoir possible. Est-ce qu’on peut dire la gratitude ? Remercier ces lieux et ces personnes d’exister et de permettre ça, cette intimité ensemble, une soirée à boire des mots. Éprouver la force de ce contact collectif avec une langue qui nous lie. Quel privilège. Caroline Marcilhac fait un travail essentiel à Théâtre Ouvert (qui vient de perdre son fondateur, le regretté Lucien Attoun) en prolongeant la démarche de son prédécesseur tout en lui insufflant sa propre dynamique. Comme son nom l’indique, ce Centre National des Dramaturgies Contemporaines défriche, accompagne et soutient les auteurs et autrices d’aujourd’hui. Car, s’il est fondamental qu’ielles soient défendu.es et entendu.es, il est aussi fondamental pour nous, public, de les découvrir, de les écouter et de grandir avec eux. Entendre d’autres langues que le magma généralisé et informe dans lequel nous baignons. D’autres langues que ce langage quotidien qui perd de son sens, de son trouble, de son rapport au réel, de la complexité de ce qu’il y a à exprimer. Pour ceux qui aiment chercher ailleurs ce que peut la langue, Théâtre Ouvert est un havre.
Depuis le 23 mai et jusqu’au 16 juin, le Festival ZOOM fait sa 8ème édition et de Théâtre Ouvert, désormais installé dans le XXème arrondissement, la chambre d’écho toujours ardente et réactivée des nouvelles écritures, ravivée au contact du public qui vient s’y abreuver. Au programme en ce printemps et dans le désordre, une flopée de textes inédits à goûter en avant première signés Laurène Marx, Penda Diouf et Marilyn Mattei, Laëtitia Ajanohun, Clémence Attar, Padrig Vion, Jean-René Lemoine, Guillaume Cayet, Emilie Lacoste. S’ajoute à cette liste excitante une exception, une autrice qui n’est pas du sérail théâtral mais de la littérature d’aujourd’hui, Constance Debré et son dernier roman, publié récemment chez Flammarion, “Offenses” (lu par Stanislas Nordey le 27 mai). Sa radicalité lumineuse, son regard sans fard, sa façon d’ôter sans vergogne les couches et les couches d’hypocrisie sociale, d’aller voir en dessous ce qui s’y niche. Ce qui fait de nous des humains.
Autre écriture au scalpel – si on ose la formule stéréotypée pour ce qui est justement à mille lieues de l’être, la plume de Laurène Marx, sa puissance évocatrice, sa façon de nous attraper par le col et de ne plus nous lâcher, d’allier dans le même élan violence inouïe et douceur infinie, d’inverser le regard, de poser les vraies questions, d’aller puiser dans les zones impénétrables de la souffrance pour en extirper lumière et lucidité. C’est peu de dire que la brûlure est au cœur du geste artistique de Laurène Marx. Son écriture consume le réel, le réduit en cendres pour mieux l’autoriser à renaître autrement, au-delà des injonctions et jugements, au-delà de cette norme qui étouffe tout sur son passage, à commencer par nos singularités magnifiques. Laurène Marx écrit comme on s’adresse, dans le face à face de la scène qui est l’horizon de son flux, elle souffle sur les braises pour nous réchauffer et elle avec. C’est peu de dire qu’elle brûle les planches, sa présence est démentielle, elle aspire tout. Elle nous avait renversé avec “Pour un temps sois peu”, monologue d’une puissance brute dans lequel elle questionnait sa propre transition, l’identité (sexuelle et de genre), le féminin, dans une parole honnête et crue, aussi nue que sincère et dépouillée de l’envie de plaire. On craignait la déception après cette première déflagration qui nous avait laissé sans voix mais pleine de la joie de cette naissance scénique cataclysmique.
“Je vis dans une maison qui n’existe pas” est une bourrasque qui confirme son talent phénoménal et l’importance capitale de cette parole. A nouveau accompagnée par Fanny Sintès à la mise en scène, Laurène Marx a cette capacité confondante à remplir le silence de sa présence, à incarner sa propre écriture dans une évidence bouleversante, à habiter l’espace du plateau de son corps et de ses mots, à mettre à terre d’un regard ce 4ème mur qui crée l’illusion pour mieux nous embarquer avec elle, séance tenante, dans son cerveau. La suivre n’est pas sans conséquence, la comprendre, c’est accepter d’aller trébucher au fin fond de l’expérience humaine, de se livrer, sans défense, à une palette d’émotions exacerbées qui nous laissent exsangues. Mais comme délivrés. Dépouillés de ce qui n’a pas d’importance.
Comment dire cette expérience ? Au début il y a ce plateau nu, la boite noire du théâtre, promesse palpitante. Au début, il y a Laurène, assise au plus près de nous sur le bord de la scène nous rappelant qu’elle aime jouer avec les gouffres et ne pas dresser de frontière entre elle et nous. Au début, il y a ce temps indicible où elle ne dit rien et le public, une fois n’est pas coutume, se tait. On ne sait pas si ça commence, ça a commencé, ça va commencer. Nous sommes en présence les uns des autres et ce silence fait la gravité et la beauté de ce temps suspendu. Puis les mots de la musique. Puis la musique des mots. Laurène Marx prend la parole comme on prend d’assaut les faux semblants, les discours simplistes et plaqués, les opinions étriquées. Elle ouvre la bouche qu’elle a maquillée de rouge sang et l’on s’engouffre dans son débit bien à elle, cette façon d’enquiller les mots ou de les retenir, de les laisser tomber comme des gouttes d’eau en fin de phrases.
Dans ce nouveau texte, après s’être racontée au présent, dans la conséquence d’un parcours identitaire douloureux, elle aborde aux rives de l’enfance, des troubles psychiques, de la colère qui vient de loin et envahit tout. Jamais psychologique, elle tisse les fils d’un récit qui brouille les pistes pour mieux nous mener sur le chemin d’elle-même. Passer par la dérive poétique et narrative pour dire le vif du sujet. On y suit Nikki, son double, lestée de Madame Monstre, Nuage le nuage et les Touts Petits dans une ronde schizophrène de figures qui ne sont au fond que les différentes facettes d’une seule et même personne. “Etre qui on est ça peut tout le temps changer” dit-elle dans un souffle et on attrape ses phrases au vol avec l’envie impossible de toutes les retenir, les garder au creux de soi pour les soirées difficiles. Ce qui est sidérant dans ce que propose Laurène Marx au plateau, c’est la manière de porter son “je” face au monde et sa façon d’inviter le public à être là et à en faire autant. “Approche toi”, “écoute moi”, “Attends”… La grande salle de Théâtre Ouvert devient un paquebot gigantesque où nos psychés, nos souvenirs, nos vécus, nos visages même s’entrechoquent dans l’invisible, s’incorporent à la fiction-vérité qui déroule ses intensités émotionnelles démentielles. Le plateau est peuplé, habité de cette aura rare que la composition sonore et musicale ample et sombre de Nils Rougé vient doper à bon escient. Et quand Laurène danse pour achever cette introspection qui tait son nom, cette mutation de la mémoire en fiction, car “écrire une histoire c’est décider de ne rien oublier”, sa danse a la puissance de ses mots. On sort de ce spectacle littéralement essoré, épuisé d’émotion mais fringant d’une ardeur neuve à embrasser la vie.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Je vis dans une maison qui n’existe pas
Texte : Laurène Marx
Mise en espace : Laurène Marx et Fanny Sintès
Jeu : Laurène Marx
Création sonore : Nils RougéDurée : 1h30
Présenté les 30 et 31 mai 2023 à Théâtre Ouvert, dans le cadre du Festival ZOOM
Festival ZOOM du 23 mai au 16 juin 2023
Du 11 au 16 avril 2024
A Théâtre Ouvert
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