En ouverture de la première édition du festival « Écritures en acte » porté par Le Quai – Centre Dramatique National d’Angers du 22 avril au 7 mai 2025, est né Il s’en va. Suite du Portrait de Raoul écrit par Philippe Minyana pour Raoul Fernandez et mis en scène par Marcial Di Fonzo Bo, ce seul en scène d’une très grande délicatesse nous parle autant de la vie romanesque du comédien que de la beauté du théâtre lorsque ses différents métiers sont unis par l’amitié.
Allongé derrière un voile noir, vêtu lui aussi de sombre, Raoul Fernandez nous apparaît allongé auprès d’une majestueuse couronne de fleurs blanches. La situation est claire, et le titre du spectacle qui commence ainsi, Il s’en va – Portrait de Raoul (suite), en confirme la funeste nature : c’est depuis la mort que va nous parler le comédien Raoul Fernandez. Ou plutôt son double théâtral très proche de l’original, s’autorisant seulement quelques libertés avec une biographie déjà fort émancipée de tout type de convention. Né de la rencontre entre le vrai Raoul, l’auteur Philippe Minyana et le metteur en scène Marcial Di Fonzo Bo, ce personnage ne meurt pas à peine né : il a déjà une belle vie derrière lui, Portrait de Raoul – Qu’est-ce qu’on entend derrière une porte entrouverte ayant visité bien des villes de France et d’Amérique latine depuis sa création en 2018. Dans ce premier seul en scène, créé dans le cadre des « Portraits d’artistes », spectacles itinérants dédiés à une figure artistique et initiés par Marcial Di Fonzo Bo alors à la tête de la Comédie de Caen – il dirige maintenant Le Quai, producteur de cette nouvelle création –, les grandes lignes de l’existence aux ramifications multiples de Raoul Fernandez nous étaient contées de façon relativement linéaire et avec force couleurs. En la plongeant cette fois dans le noir, en l’orientant vers une parole plus fragmentaire et moins chronologique, auteur et metteur en scène révèlent de nouvelles facettes de leur « Figure » – l’expression est de Philippe Minyana – et continuent d’en explorer d’autres qu’ils avaient déjà mises à jour.
Faire causer Raoul Fernandez depuis l’au-delà est beaucoup plus qu’un simple principe d’écriture justifiant le retour de l’acteur vers son foisonnant passé. Qui a vu la première partie du triptyque consacré par l’auteur et le metteur en scène au comédien – en janvier 2025 a aussi été créée une forme de récital où l’acteur prouve qu’il chante également très bien (Maria Casarès le lui aurait dit après l’avoir entendu dans une mise en scène de Marianik Revillon, apprend-on dans la préface à Il s’en va signée par le journaliste Hugues le Tanneur) – sait à quel point celui-ci est un passe-frontières de génie. Les limites, les séparations dont se joue Raoul Fernandez, et avec lesquelles l’aident à jouer ses deux complices depuis leurs ombres respectives, sont d’abord géographiques. Raoul Fernandez est né à El Tránsito, au Salvador, et il a beau avoir quitté l’Amérique latine pour la France à l’âge de vingt ans pour se former au théâtre, il n’a de cesse dans son triptyque que de convoquer ses racines. Dans Il s’en va comme dans Portrait de Raoul, ce retour aux sources passe bien sûr par les histoires qu’il raconte, en particulier celles – nombreuses – dont sa mamá Betty est la protagoniste principale, mais aussi par la manière dont il les livre. Loin de lui mettre dans la bouche un français standard qui ne lui ressemblerait pas, c’est en effet une langue très orale, où l’on devine l’espagnol à chaque instant, que Philippe Minyana confie au comédien. Proche du parler quotidien de Raoul Fernandez, l’écriture du spectacle est un formidable geste d’humilité de la part de son auteur, qui disparaît presque entièrement derrière son sujet.
Le metteur en scène fait preuve de la même discrétion, qui est aussi parlante dans ce spectacle que Raoul Fernandez lui-même, prolixe en anecdotes où l’art se mêle si étroitement à diverses choses intimes – souvent sexuelles – de la vie qu’il finit par s’y confondre tout à fait. C’est là une autre des frontières sur laquelle Raoul pratique son funambulisme avec une grâce qui n’appartient qu’à lui, soulignée avec la plus grande élégance par les quelques perruques et accessoires mis à sa disposition par Marcial Di Fonzo Bo. Dans Il s’en va, la mort abordée dans un esprit très latino-américain permet au trio de se passer des transitions qui reliaient un minimum dans son solo précédent les explorations multiples de Raoul Fernandez. Celui-ci peut ainsi exprimer son admiration pour les chorégraphies de Bob Fosse, avant d’évoquer un amour déçu pour un garçon alors qu’il réalisait des costumes pour Jean-Pierre Vincent – comme il le raconte dans Portrait de Raoul, il est entré dans le milieu du théâtre grâce à sa faculté à travailler le tissu, héritée de sa mamá – et d’affirmer : « Raoul, il faut que tu arrêtes toutes ces cochonneries qu’on fait avec les hommes ; sauf que l’année suivante j’étais à nouveau amoureux d’un acteur beau comme un dieu, mais l’acteur aime les dames et moi j’ai beaucoup souffert ». Ici, comme souvent dans le spectacle, le passé redevient présent sans pour autant effacer l’homme d’âge mûr qu’est désormais l’artiste. Le Raoul Fernandez d’aujourd’hui est fait de tous ceux qu’il a été. Et il s’amuse visiblement beaucoup à les faire apparaître les uns après les autres devant le public, à qui il s’adresse sans détour et avec toute la douceur qui le caractérise.
Qui a vu Portrait de Raoul – Qu’est-ce qu’on entend derrière une porte entrouverte peut remettre dans l’ordre les différentes bribes de l’histoire que livre Raoul Fernandez dans Il s’en va. Ce spectateur aguerri pourra facilement situer les unes par rapport aux autres les grandes étapes de sa vie, que Raoul déplie ici par la bande, par le détail souvent croustillant. Ce même spectateur pourra aussi combler certains des nombreux trous de la narration, en y ajoutant quelques épisodes centraux dans le premier volet de la trilogie, comme la rencontre de notre héros avec Copi – sa « fée n°2 », comme il dit, la première créature magique à s’être penchée sur son berceau étant bien sûr mamá Betty – dès son arrivée à Paris ou celle avec Noureev, qui fait de lui une habilleuse d’opéra. Mais cette connaissance biographique n’est pas nécessaire pour goûter la proposition. Naviguant entre les genres avec le mélange de gravité et d’allégresse qu’il met en tout, le délicieux Raoul Fernandez s’attarde ici davantage sur les inconnus, sur les anonymes qui ont fait son existence, que sur les célébrités qui lui ont permis de se creuser un sillage très particulier dans le théâtre français, dont Il s’en va est alors forcément une traversée. En faisant auprès de Stanislas Nordey, avec qui il a beaucoup travaillé, ou de Marcel Maréchal une place au travelo dit « Madame X », dont les pilules magiques lui ont fait mal aux jambes au lieu de lui faire pousser les seins, ou encore à quelques-uns des hommes qui firent fondre son cœur d’artichaut, Raoul Fernandez relie le théâtre au monde comme il est rare que cela soit fait. L’un des grands talents de cet artiste est sa capacité à la rencontre et à l’amitié. C’est grâce à elle qu’existe ce spectacle, qui nous fait percevoir avec une acuité particulière l’alerte ainsi très simplement formulée : « Sans le théâtre, une société meurt ».
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Il s’en va – Portrait de Raoul (suite)
Texte Philippe Minyana
Mise en scène Marcial Di Fonzo Bo
Avec Raoul Fernandez
Piano Nicolas Olivier
Guitare Pierre Fruchard
Arrangements Étienne Bonhomme
Régie générale Arthur Beuvier
Régie plateau Astrid Rossignol
Régie lumière Simon Léchappé
Régie son Tristan Moreau
Couture, habillage Anne PoupelinProduction Le Quai CDN Angers Pays de la Loire
Le texte est édité aux Solitaires Intempestifs.
Durée : 1h
Le Quai, CDN Angers Pays de la Loire
du 22 au 24 avril 2025Les Plateaux Sauvages, Paris
du 6 au 18 octobre
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