Le théâtre de Simon Falguières ne se satisfait pas des cadres établis. Programmé au Festival d’Avignon en 2022 dans sa version intégrale de 13 heures, Le Nid de cendres, qui le fait largement connaître, donne la mesure de ce que le comédien, auteur et metteur en scène engage dans le travail qu’il mène avec sa compagnie Le K. Le geste de construction de l’artiste se prolonge au-delà de ses vastes fables, dans le réel qui prend des allures d’utopie, en Normandie, au Moulin de l’Hydre, où la décentralisation se vit et se bâtit.
Suivre les pas de Simon Falguières ouvre les portes de lieux hors du commun. Lorsque, en septembre dernier, nous allions découvrir sa création itinérante Molière et ses masques, c’est au Moulin de l’Hydre du village de Saint-Pierre d’Entremont, niché dans le bocage normand, que nous menait notre pistage. Nous étions saisis autant par la beauté de cette ancienne filature du XIXe siècle, en voie de réhabilitation par l’artiste, les membres de sa compagnie Le K et de l’association Les Bernards l’Hermite fondée pour l’occasion, que par la vision qui sous-tend l’ambitieux ouvrage. Bien que nécessitant encore d’importants travaux, ce site, que l’artiste et ses fidèles complices se sont choisi pour logis en 2021, après une dizaine d’années d’implantation normande, matérialise une utopie que Simon Falguières dit présente en lui depuis ses débuts. « Mes expériences théâtrales de jeunesse dans des squats parisiens, où j’ai pu multiplier les tentatives artistiques et développer avec mon frère de théâtre, Léandre Gans, un sens aigu de la vie en collectif, ont été fondatrices de mon envie d’un lieu où ancrer l’activité de ma compagnie », nous livrait-il alors, en se coiffant avec un évident plaisir de sa casquette de guide en son Moulin.
Un bâtisseur d’utopie
Selon les plans très précis établis par Simon Falguières et son équipe, dont cinq membres vivent avec lui à l’année entre les murs de l’usine de pierres grises typiques de la région, celle-ci devrait, d’ici quelques années, pouvoir abriter les spectateurs du festival qui s’y tient à chaque rentrée. En attendant, ces derniers se soumettent très volontiers aux caprices de la météo normande : il faudrait bien plus que quelques gouttes pour gâcher la fête, où la joie d’être ensemble est manifeste. En cela, le Moulin de l’Hydre dessine déjà très concrètement, et avec une grande intelligence collective, un rapport singulier du théâtre au monde. Très rare à une époque où les budgets alloués à la culture subissent des coupes drastiques, et où les modes de production et de diffusion sont très largement formatés, l’aventure est de celles qui donnent envie de les rejoindre, de mettre la main au théâtre, à la maçonnerie ou encore à l’accueil des spectateurs. En plus d’être l’architecte principal de l’utopie dans sa globalité, Simon Falguières aime s’occuper de chacune de ses parties. La chose est tellement évidente que jamais il ne la formulera ainsi : le théâtre, c’est sa vie. Et inversement. Il faut dire qu’il est né et a grandi dans cette marmite, avec son père Jacques Falguières, metteur en scène et directeur du Théâtre d’Évreux pendant trente ans. Le soir de début décembre où nous rencontrons l’artiste pour réaliser ce portrait, ce n’est pourtant pas sous le toit encore poreux de son Hydre, mais au Théâtre du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris.
Le comédien, auteur et metteur en scène – par ordre de sa préférence au moment où il nous parle – a beau croire fermement dans la nécessité de « faire de la décentralisation en ruralité, en partageant avec les gens non seulement le théâtre, mais aussi la vie », il est loin de dédaigner les théâtres. Surtout lorsqu’ils sont aussi beaux que cet écrin classé Monument historique et placé sous le signe d’une figure qui lui est particulièrement chère : celle d’Orphée, héros de la mythologie grecque connu pour ses talents de musicien et de poète, dont il nous montre la figure sculptée en nous invitant à monter avec lui sur le plateau où il récupère quelques livres. Derrière cette invitation toute simple, on retrouve la relation intime qu’entretient Simon Falguières avec l’espace qu’il occupe, ainsi que son désir de déplacer l’Autre autant que lui-même. Au Conservatoire aussi, l’artiste vient avec son rêve de théâtre qui, plus que gravé dans la pierre, réside dans les rapports d’écoute et de bienveillance qu’il crée entre les artistes et dans les spectacles débordants qu’ils fabriquent ensemble. Après une première expérience marquante avec Le Rameau d’or, spectacle de quatre heures qu’il créait en 2022 avec une demi-promotion, il réitère l’expérience en 2024-2025, cette fois à l’invitation de la nouvelle directrice du lieu, Sandy Ouvrier. « Certains de mes collaborateurs ont tenté de me décourager, me disant que cela ferait trop avec la construction du Moulin et l’écriture de la prochaine pièce de la compagnie, Le livre de K. Mais la perspective de pouvoir cette fois travailler avec une promotion entière, soit 34 élèves, m’a décidé. Mettre en scène pareille distribution est tout à fait impossible ailleurs, surtout aujourd’hui ! ». Versé comme il l’est dans les vastes épopées, Simon Falguières ne pouvait que se laisser tenter.
Marier l’épique et l’écart
Comme il en a l’habitude depuis Le Nid de cendres, qui l’a fait largement connaître, fruit de dix ans de travail avec ses camarades du Cours Florent, qui pour beaucoup sont encore à ses côtés, Simon Falguières arrive au début des répétitions du Conservatoire avec une grande partie du texte déjà écrit. Il peut donc nous parler dans ses grandes lignes de ce spectacle qui s’intitulera Les Fragments de la forêt disparue : « On suit un jeune auteur malade qui vit ses dernières semaines dans une chambre d’hôpital. Ces scènes de lente agonie seront représentées par des scènes réalistes, entrecoupées par des séquences oniriques : ce sont les textes, les fragments qu’il écrit et colle sur son mur pour repousser la mort qui prennent vie. Chacune de ces séquences se situe à un siècle différent et raconte l’histoire de la forêt qui fait face à la chambre et que l’auteur considère comme un miroir de lui-même ». L’artiste nous révèle encore que cette vaste fresque est déjà habitée par pas moins de 70 personnages, l’un de ses enjeux étant de donner à chaque élève une vraie partition à défendre. S’il dit se sentir plus comédien et auteur que metteur en scène, Simon Falguières exprime la joie profonde que lui procurent ses relations avec les acteurs à qui il cherche toujours, et de plus en plus, à confier des rôles à distance de ce qu’ils sont dans la vie. « Il est beaucoup plus intéressant pour tout le monde de travailler l’écart, et ce à tous les endroits d’une création », explique-t-il. On touche là à l’une des grandes particularités de ses épopées : la densité de leurs péripéties tient autant au récit lui-même qu’à l’artisanat qui leur donne forme, et dont bien des rouages sont laissés à vue.
« Montrer l’artisanat du théâtre est depuis toujours l’une des choses qui m’émeut le plus, et il me semble qu’avec Les Fragments de la forêt disparue et Le Livre de K que j’écris en simultané – ce qui est un peu stakhanoviste, je l’admets, sûrement même pas très normal –, je vais plus loin encore en la matière. Mes plateaux sont de plus en plus nus, j’utilise de moins en moins d’artifices ». Cette exigence minimaliste se traduit aussi chez Simon Falguières par une recherche constante du symbole, qui dira mieux que toute tentative naturaliste les grands événements de ses spectacles, sans cesse pris entre les deux courants du tragique et de la comédie. On se rappelle, par exemple, de la mort de Madeleine Béjart dans Molière et ses masques : la comédienne qui l’incarne ôte son masque, elle descend des tréteaux qui font office de scène et c’est tout, c’est fini. Cette scène nous rappelle par sa stylisation l’accouchement qui ouvre Le Nid de cendres, et bien d’autres scènes de toutes les créations réalisées entre-temps par le très prolifique homme à tout faire du théâtre. Lequel nous annonce que cet emploi du détour sera aussi au cœur de ses deux prochaines pièces, qu’il perçoit comme plus violentes que celles qui précèdent. « Ne pas représenter la violence peut l’exprimer avec force », dit-il. De même que par le contournement ou la transformation du réel qu’elle opère, la fable peut chez l’artiste et tous ses acolytes se faire porteuse d’un regard aiguisé sur le présent, en particulier sur ses dérives.
Un imaginaire bicéphale
Dès Le Nid de cendres, matrice de la compagnie Le K, c’est un monde à feu et à sang, en proie à une révolte populaire que l’on découvre. Cet univers est coupé en deux, fracturé : d’un côté un Occident qui ressemble au nôtre, où un président s’est travesti en voyante pour fuir incognito, de l’autre un monde de contes tout aussi malade. Ce n’est là que le premier des territoires scindés de Simon Falguières. Les Étoiles (2021), la pièce plus resserrée – elle dure seulement deux heures – qu’il crée ensuite, est aussi bicéphale. Après la mort de sa mère, le jeune Ezra se réfugie dans un monde imaginaire, qui prend consistance au plateau en alternance avec des scènes donnant à voir le quotidien de la famille, tout à fait concret. Dans Le Rameau d’or – cité plus tôt – cohabitent le territoire des dieux et celui des hommes. Inspiré de l’œuvre de Kafka, Le Livre de K donne à suivre les parcours radicalement opposés pris par un frère et une sœur face à l’oppression exercée par un tyran vivant en son château… Et toujours, le rassemblement est présenté comme nécessaire, vital. Simon Falguières ne donne guère d’explication à la récurrence de cette facture bicéphale, pas plus qu’au motif du deuil qu’il qualifie comme une autre de ses « obsessions ». Auxquelles on pourrait ajouter une interrogation constante de la place de l’art dans le monde, ou encore les multiples références mythologiques, classiques, et quelques fois plus contemporaines, qu’il convoque de façon tantôt explicite, tantôt plus masquée. Tout cela fait de cette œuvre très intranquille un ensemble d’une grande cohérence, presque un microcosme. Les seuls en scène que crée régulièrement le directeur du K – le journal intime en sept épisodes Le Journal d’un autre (2017 – 2019) et Morphē (2023) – pour « retrouver sa joie d’acteur, qui est première » y ont aussi une place à part entière.
Pareille belle et grande aventure artistique et humaine est aujourd’hui moins que jamais facile à mener. Bien entouré, Simon Falguières ne se décourage pas. « Les combats sont certes multiples, mais nous avons bon espoir. Il faut continuer de convaincre les instances politiques, et tenter de tenir les délais. Vu le contexte toutefois, on ne peut pas savoir si nous aurons les moyens de faire du Moulin de l’Hydre un théâtre conforme à nos rêves. Se pose aussi la question du fonctionnement du lieu qui ne pourra vivre sans des personnes rémunérées, même si nous souhaitons donner une large place au bénévolat ». Travailler avec les habitants de Saint-Pierre d’Entremont et des alentours est essentiel pour les résidents du Moulin : ensemble, ils ont d’ailleurs commencé à créer de toutes pièces un spectacle dont la création est prévue pour l’été 2026. « Nous sommes conscients du risque que nous encourons de nous faire manger par l’institution en grandissant. Associer les habitants est pour nous une manière de prévenir ce danger et de faire exister pleinement la beauté de cette aventure que nous portons à bout de bras, avec amour ».
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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Et au rayon livres : La voix sur l’épaule – Dans les passées de François Tanguy, Conversation de Laurence Chable et Olivier Neveux (Éditions Théâtrales)
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