Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, Dorothée Munyaneza met en scène les mots de Kae Tempest à travers une plongée dans l’univers carcéral pour femmes. Un résultat plein d’idées, mais qui reste encore trop inégal.
Ce sont les murs nus et le carrelage glacial d’un univers carcéral intimidant et déshumanisé qui nous accueillent sur la scène des Bouffes du Nord. Aux premiers mots prononcés par Chess, jeune femme incarcérée pour homicide, une voix lui intime durement depuis les coulisses de se taire. Ainsi, l’accès à la parole et, peut-être davantage, l’accès à l’écoute seront au cœur d’Inconditionnelles, un texte de l’auteurice Kae Tempest, figure majeure du slam et du spoken word, traduit et adapté par Dorothée Munyaneza.
Dans cet univers aux lignes droites intransigeantes, Chess, alias Francesca, purge sa peine de 25 ans. Elle y rencontre Serena, une jeune mère bientôt remise en liberté conditionnelle, et en tombe éperdument amoureuse. La langue virtuose de Kae Tempest nous entraîne alors à la découverte des liens qui unissent les femmes dans un univers carcéral : celui de l’amour qui lie Chess et Serena, mais aussi celui de l’amitié qui va naître entre Chess et Silver, l’enseignante qui dirige l’atelier de musique de la prison. Car Chess est douée, elle a une voix, et, petit à petit, se prend au jeu de la composition et des arrangements, encouragée par Silver, dans une quête pour se réapproprier une forme de langage et tenter d’établir des ponts avec l’extérieur, à commencer par sa fille, Keyla, qu’elle n’a pas revue depuis son procès.
Les allers-retours entre la salle de répétitions, où les boîtes à rythmes résonnent, et la cellule que Chess partage avec Serena font peu à peu s’écorner le tissu qui recouvre le sol de la prison. Sous le lino se révèlent des mots, ceux qui habitent Chess et ses pensées. Elle y exprime ses désirs et ses fêlures, la séparation omniprésente avec celles et ceux qu’elle aime et son incapacité à construire un avenir viable. Si la musique lui offre une échappatoire, la douleur est aussi omniprésente, les séjours en isolement d’autant plus difficiles à vivre et les regards que l’extérieur porte sur elle de plus en plus compliqués à soutenir. Car la musique qu’elle compose, diffusée sur YouTube, l’expose aux regards d’internautes véhéments, jusqu’à la mise à nu finale, sur la scène que l’institution pénitentiaire lui accorde le temps d’un concert.
Malheureusement, la lente conquête de l’espace et la minutieuse destruction des murs qui séparent Chess du monde extérieur peinent à se saisir de toute leur force, circonscrites à des déplacements trop répétitifs, contraignant les corps qui semblent ne pas oser s’emparer de ce jeu entre l’intérieur et l’extérieur. Dorothée Munyaneza étant chorégraphe, on s’étonne que la voie du mouvement n’ait pas été davantage travaillée et approfondie, d’autant que le langage de Kae Tempest se prête à l’incarnation par le souffle. Il faut attendre la partie finale, lorsque Chess se trouve au bord du gouffre, pour qu’un certain lâcher-prise s’opère. L’intransigeant mur noir qui enferme les corps et qui obstrue l’horizon du théâtre, franchi seulement par la surveillante pénitentiaire, s’évanouit enfin, laissant place à un fleuve de mots, à ces paroles que Chess griffonne dans ses carnets. Un souffle trop tardif pour que l’ensemble résonne de toute sa puissance. Inconditionnelles est une proposition pleine d’idées, mais qui s’excuse encore. Souhaitons-lui de prendre son envol.
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
Inconditionnelles
Texte Kae Tempest
Musique Dan Carey
Traduction et mise en scène Dorothée Munyaneza
Avec Sondos Belhassen, Bwanga Pilipili, Davide-Christelle Sanvee, Grace Seri
Arrangements et création sonore Ben LaMar Gay
Scénographie et lumières Camille Duchemin
Costumes Lila John
Assistanat à la mise en scène Lisa Como
Stagiaire assistanat à la mise en scène Eva Zuliani
Coordination artistique Virginie Dupray
Réalisation des décors et costumes Ateliers du Théâtre National de StrasbourgProduction Centre International de Créations Théâtrales / Théâtre des Bouffes du Nord
Coproduction Théâtre National de Strasbourg ; Festival d’Automne à Paris ; Théâtre de Namur ; La Muse en Circuit – Centre national de création musicale ; L’Arc – Scène Nationale Le Creusot
Avec le soutien du Cercle de l’Athénée et des Bouffes du Nord et de sa Fondation abritée à l’Académie des beaux-arts ; de la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon – Centre national des écritures du spectacleInconditionnelles (Hopelessly Devoted) de Kae Tempest, traduit par Dorothée Munyaneza, est publié et représenté par L’ARCHE – éditeur & agence théâtrale.
Durée : 1h45
Théâtre des Bouffes du Nord, Paris
du 20 novembre au 1er décembre 2024L’arc, Scène nationale Le Creusot
le 5 décembreLes Quinconces L’Espal, Scène nationale du Mans
le 17 janvier 2025Théâtre de Namur
du 23 au 25 janvierLes Halles de Schaerbeek, Bruxelles
les 30 et 31 janvierThéâtre de la Croix-Rousse, Lyon
du 26 au 28 mars
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