Jacques Weber, un Roi Lear en majesté
Au Théâtre de la Porte Saint-Martin, Georges Lavaudant signe sa troisième version de la pièce-monde de William Shakespeare, brillante de limpidité et débordante d’humanité.
« Rien ». Le Roi Lear repose, en somme, sur ce simple mot sans qui l’histoire qui s’ensuit n’aurait pas lieu d’être. En deux consonnes et deux voyelles, Cordelia fait dérailler sa destinée et, avec elle, celle d’un royaume tout entier. Alors que ses deux sœurs, Goneril et Régane, ne se sont pas fait prier pour susurrer à l’oreille de leur père la flagorneuse allégeance qu’il attendait, la cadette se cabre et refuse de participer au concours de simagrées afin d’obtenir sa dot. « Que pouvez-vous dire pour obtenir une part plus opulente que celle de vos sœurs ? », l’interroge Lear ; « Rien, monseigneur », lui répond Cordelia, comme si son amour sincère lui avait permis d’entrevoir le chaos à venir et l’autorisait, l’obligeait même, à oser cet acte de résistance pour tenter d’éviter le pire. Furieux devant un tel pied de nez, le souverain scelle son sort : il répudie ses fidèles alliés, Kent compris, et pactise avec ses louangeurs ennemis qui ne tarderont pas à lui planter un couteau dans le dos. Parti monstre d’ego, Lear n’aura alors de cesse de se délester, les uns après les autres, de tous ses atours, pour finir en roi nu, avec l’humanité pour unique attribut.
Ce cheminement vers des confins humains, trop humains, Georges Lavaudant le balise en expert. Avec Le Roi Lear, le metteur en scène n’en est, comme avec d’autres textes – telle L’Orestie –, pas à son coup d’essai et c’est la troisième fois qu’il remet l’ouvrage sur le métier. Un compagnonnage, démarré dans les années 1970, avec Philippe Morier-Genoud dans le rôle-titre, qui lui a permis au fil du temps de connaître et d’explorer les moindres recoins de cette pièce-monde, et d’en livrer aujourd’hui une version brillante de limpidité sur le plateau du Théâtre de la Porte Saint-Martin. Ce Lear là n’est pas comme les autres en ce qu’il transpire d’humanité par tous les pores. Là où certains se complaisent dans la vision manichéenne d’une lutte de pouvoir sans merci, Georges Lavaudant s’échine à dénicher la part humaine de chacun. Chez lui, même les plus vils ne le sont pas que par ambition, mais s’imposent plutôt comme la résultante d’esprits et de cœurs brisés, au rythme des fêlures, intimes et amoureuses, filiales et familiales, qui ont, de Charybde en Scylla, engendré des monstres prêts à tous les sacrifices pour arriver à leurs fins. Une vision à bien des égards touchante, voire, à certains moments, franchement bouleversante, qui éclaire le chef d’œuvre du grand Will d’une lumière nouvelle.
En fin connaisseur, Georges Lavaudant n’a nul besoin d’artifice pour apposer sa patte. Sur un plateau quasi nu, à l’image de ce royaume en lambeaux et de cette lande à perte de vue, le voyage est mu par une dynamique scénographique pointilliste, où les rares éléments de décor, volontairement simples et décharnés, s’associent aux belles lumières – que le metteur en scène co-signe avec Cristobal Castillo Mora – pour guider tout un chacun de la fastueuse salle du trône à la modeste cabane, des palais des ducs au champ de bataille. Façon, pour Lavaudant, de placer le texte au centre de tout. Car il ne se sert bien que de lui, et uniquement de lui, pour imprimer un rythme et conserver l’allure à tombeau ouvert que Shakespeare impose dès la première scène, où tout semble, alors que rien n’a commencé, déjà se précipiter. Finement tenue par la finesse du travail dramaturgique de Daniel Loayza, cette cadence sur les chapeaux de roue ne mollit, à quelques rares exceptions près, jamais, telle une imperturbable fusée programmée pour la destruction finale. Surtout, elle est soutenue par une traduction à cru où les échanges savent se faire aussi directs et francs que poétiques, lorsque la folie s’invite dans la partie.
Une belle entreprise qui ne serait rien, ou si peu, sans les deux vieux lions de la scène que Georges Lavaudant a unis et réunis. Dans leurs rôles de Lear et de Gloucester, Jacques Weber et François Marthouret forment progressivement un émouvant tandem qui glisse, en parallèle et avec une remarquable aisance, de l’ivresse du pouvoir à l’extra-lucidité du désespoir. Ensemble, ils se révèlent capable, à leur suite et à la force de leur jeu, d’embarquer une bonne partie de la distribution qui, bien qu’elle reste inégale, ne démérite pas totalement, à l’instar de Babacar M’Baye Fall, Manuel Le Lièvre et Thibault Vinçon, tous les trois convaincants dans leurs habits respectifs de Kent, du Fou et d’Edgar. Ainsi conduit avec douceur, sagesse et maturité vers son tombeau, Lear n’a que très rarement, et paradoxalement, semblé aussi apaisé, tel le martyr nécessaire à l’avènement d’un monde nouveau, où l’humanité serait enfin reine.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Roi Lear
Texte William Shakespeare
Mise en scène Georges Lavaudant
Avec Jacques Weber, Astrid Bas, Frédéric Borie, Thomas Durand, Babacar M’Baye Fall, Clovis Fouin-Agoutin, Bénédicte Guilbert, Manuel Le Lièvre, François Marthouret, Laurent Papot, Jose-Antonio Pereira, Grace Seri, Thomas Trigeaud, Thibault Vinçon
Assistante mise en scène Fani Carenco
Créateur son Jean-Louis Imbert
Créateurs lumières Cristobal Castillo Mora, Georges Lavaudant
Traduction, dramaturgie Daniel Loayza
Décor et costumes Jean-Pierre Vergier
Assistante costumes Siegrid Petit-Imbert
Maquillages, coiffures et perruques Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo
Maître d’armes François Rostain
Répétitrice chant Isabelle LopezProduction déléguée Théâtre Gymnase-Bernardines, Marseille ; Compagnie LG Théâtre
Coproduction MC2 Grenoble ; TNP, Villeurbanne ; Comédie de Caen ; Théâtre de la Ville-Paris ; L’Archipel, Perpignan
Avec le soutien de la MC93 pour le prêt des costumesDurée : 3h20 (entracte compris)
Théâtre de la Porte Saint-Martin, dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville-Paris
du 3 novembre au 3 décembre 2021Théâtre Edwige Feuillère, Vesoul
le 7 décembre 2021La Criée, Théâtre national de Marseille
du 14 au 21 octobre 2022Théâtre National Populaire, Villeurbanne
du 5 au 20 novembre
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