Avec Rectum crocodile, le créateur de mode, poète, auteur, performeur et metteur en scène guadeloupéen Marvin M’toumo déploie dans une création épousant ses différents métiers une critique de la colonisation, de l’esclavagisme et de leur héritage. Un objet fascinant entre rituel, spectacle et défilé.
Certains spectacles marquent. Pas tant parce qu’ils relèveraient d’une forme de perfection que parce que leur forme, justement, interpelle par sa singularité, sa radicalité et son articulation inventive à son propos. C’est le cas de Rectum crocodile. Pour son deuxième spectacle (créé en novembre 2023 à Genève), dont il signe la mise en scène, l’écriture, la scénographie et les costumes – tout en étant présent au plateau –, Marvin M’toumo imagine ce qu’il qualifie lui-même de « défilé-spectacle ». Cet intitulé, qui renvoie aux débuts des défilés de mode – le premier « défilé-spectacle » ayant été imaginé par la couturière londonienne Lucy Christina Duff Gordon (dite Lucile) en 1901 –, est ici retourné : ce sont certains des codes de la mode qui s’invitent dans la dramaturgie et les artifices de mise en scène.
Dès l’entrée en salle, quelques signes installent une atmosphère travaillant le déplacement et mettant en branle l’imaginaire. Tandis qu’une moquette verte recouvre le plateau et se prolonge sur les gradins disposés de façon quadrifrontale, des plantes paraissant pousser depuis ce revêtement sont disséminées un peu partout. Nimbé d’une lumière verdâtre, tout l’espace semble plongé dans un monde marécageux. C’est dans cet univers, où hommes, étranges créatures animales et végétaux cohabitent, que le conte débute. Car, oui, Marvin M’toumo convoque la structure du conte, et les séquences de jeu seront ponctuées d’un récit en voix off, livré par un enfant, qui permet d’introduire les créatures et personnages, ainsi que leurs tempéraments, motivations et relations. Un choix pertinent dans sa manière de créer un effet de rupture régulier entre la douceur de la voix enfantine, la violence raciste de certains termes (« nègres » notamment) et la crudité, la dureté transgressive de certaines séquences de jeu. Outre que les contes, avec leurs récits a priori aimables, inoffensifs, et leurs codes connus de toustes, nous confrontent à la violence, ce choix de Marvin M’toumo rappelle également qu’entre un fait historique et son récit, il y a toujours reconstruction, réécriture – selon des biais politiques, culturels, sociaux –, voire falsification.
À travers l’histoire de différentes créatures (femmes, oiseaux, chien, panthère, etc.) vivant au sein d’une plantation de coton, c’est bien la question des horreurs du système esclavagiste et colonial (viols, crimes, tortures, châtiments divers) qui est en jeu. L’ensemble se déploie dans une alternance de segments de conte et de défilé de figures aux costumes saisissants de beauté – certaines créatures étant génialement fantasmagoriques. L’on ne cesse, qu’il s’agisse des artifices scénographiques, de la création lumière et sonore, des costumes, du jeu, du texte – majoritairement adressé sous forme de monologue – ou des cris d’animaux (chants d’oiseaux, miaulements, feulements, etc.), de balancer entre des émotions, des affects et des atmosphères mouvants ou antagonistes. Séduction et agressivité, sentiment de malaise et beauté, cruauté et grâce, inquiétude et langueur : c’est tout cela que traverse Rectum crocodile. Au fil de l’ensemble, chemine de façon lancinante – et parfois très insistante – la question des rapports de domination et de destruction qu’entretiennent les peuples blancs avec tout ce qui les entoure, ainsi que la perpétuation de systèmes d’oppression aujourd’hui.
Il faut redire à quel point cette écriture agrégeant d’autres codes est stimulante, également dans sa façon d’amener une autre temporalité, un autre rapport à l’écoute et à l’attention. Cette structure à bascule perpétuelle fait ainsi passer de la fascination pour des êtres, des créatures fantastiques, des animaux merveilleux – travaillant volontiers le grotesque, l’étrange, la provocation – à l’écoute d’une adresse dénonçant toutes les violences de l’esclavage et de la colonisation. Alors que la mode est connue pour son diversity washing, soit la captation d’imaginaires d’autres cultures qu’occidentales – convoquées pour leur exotisme, le supposé dépaysement charmant qu’elles suscitent –, Marvin M’toumo crée ici un univers lointain, mais traversé de violences. À sa façon, l’artiste retourne la violence et la désigne. Qu’il s’agisse des six interprètes (Davide-Christelle Sanvee, Élie Autin, Grace Seri, Amy Mbengue, Djamila Imani Mavuela, Marvin M’toumo) à la présence impeccable et au jeu très versatile – bien volontiers, là encore, entre séduction langoureuse et menace sourde –, des costumes ou de la musique (composée par Vica Pacheco et Baptiste Le Chapelain), qui tresse son univers entre sons naturels et influences électroniques ou concrètes, l’ensemble porte d’indubitables qualités et forces. Pour autant, Rectum crocodile mériterait d’être resserré. Le spectacle souffre de longueurs et certaines séquences textuelles, répétitives, produisent une sensation de ressassement. La redite (avec certaines envolées lyriques) en vient à désamorcer la vitalité de la critique, son aspect percutant, mais conduit aussi à une incompréhension quant à ce qui nous est raconté – le propos se perdant à trop être martelé. Reste néanmoins une proposition géniale par sa singularité radicale, et un artiste dont on ne peut qu’avoir envie de suivre le travail.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Rectum crocodile
Mise en scène, écriture, scénographie, costumes Marvin M’toumo
Écriture plateau et performance Davide-Christelle Sanvee, Élie Autin, Grace Seri, Amy Mbengue, Djamila Imani Mavuela, Marvin M’toumo
Musique Vica Pacheco, Baptiste Le Chapelain
Création lumière Alessandra Domingues
Régie lumière Carolina Oliveira
Maquillage Chaïm Vischel
Assistante costumes Marie Schaller
Régie Générale Raffaele Renne
Consultante et médiatrice diversité, équité et inclusion, spécialisée sur les questions liées aux identités dans les espaces de création Prisca Ratovonasy
Assistante mise en scène Mirta GariboldiProduction Hibiscus Culturiste ; Le Voisin
Coproduction Emergentia – temps fort pour la création chorégraphique émergente réalisé par L’Abri, le TU et le Pavillon ADC Genève, Arsenic – Centre d’art scénique contemporain Lausanne, PREMIO – Prix d’encouragement pour les arts de la scène
Accueils en résidence Pavillon ADC Genève, Tanzhaus Zürich, Gessnerallee ZürichDurée : 2h
Vu en avril 2025 au Théâtre national de Strasbourg
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