« Le Spleen de l’ange » : Johanny Bert entre ciel et terrain connu
Avec sa dernière création, l’artiste poursuit sa recherche d’un théâtre musical et marionnettique débutée, en 2019, avec son cabaret HEN. De nouveau interprète-chanteur, entouré d’une équipe presque identique, il tente d’approfondir son travail en lui donnant une dimension philosophique, qui lui réussit moins que l’irrévérence.
Depuis la création de sa compagnie Théâtre de Romette au début des années 2000, Johanny Bert a toujours eu à cœur de maintenir vive sa grande curiosité, son goût de la tentative toujours nouvelle, né sans doute de son apprentissage en autodidacte, au gré des rencontres. La reconnaissance qu’il connaît depuis une dizaine d’années ne freine guère l’esprit aventureux de celui qui se définit comme un « créateur multiple ». Un terme qui dit beaucoup de la nécessité qu’il ressent, comme beaucoup d’autres artistes dans son cas, de fuir l’assignation à la marionnette, l’un des nombreux langages mobilisés dans ses créations qui ont, entre elles, très peu en commun, sinon leur caractère hybride et surprenant. Le rapport complexe de Johanny Bert à l’art marionnettique, entre appartenance et résistance, n’est pas tout à fait unique en son genre sur la scène contemporaine. Il évoque la relation à cette discipline qu’entretiennent, chacune à sa manière, deux autres grandes figures connues pour en faire un élément central de leur vocabulaire : Alice Laloy et Yngvild Aspeli. C’est donc dans sa métamorphose permanente que Johanny Bert a su se composer une personnalité vraiment singulière, mais aussi par son attachement à aborder – souvent de biais – de grandes questions du présent.
Dans sa quête de façons sans cesse inédites de marier entre elles différentes disciplines, le « cabaret dégenré » HEN marque pour l’artiste une étape majeure, qui lui vaut un beau succès et une tournée qui se poursuit encore aujourd’hui. Après son premier spectacle pour très jeune public, Le Petit bain (2016), où un danseur se livrait à un corps-à-corps avec de la mousse de bain, et Dévaste-moi (2017), une pièce musicale chansignée et interprétée par la comédienne sourde Emmanuelle Laborit et les rockeurs du Delano Orchestra, cette création pour une figure marionnettique manipulée par deux acteurs ouvre pour le Théâtre de Romette une quête d’irrévérence qui lui sied particulièrement. La recherche sur le genre et l’amour qu’entame alors Johanny Bert se poursuit sous une tout autre forme – un inventaire des manières d’aimer par tableaux successifs joués par des marionnettes réalistes de la taille de petits enfants – dans son excellente (Nouvelle) ronde (2022), une adaptation libre et joyeuse de La Ronde d’Arthur Schnitzler pour laquelle il a fait appel à l’auteur Yann Verburgh. On pouvait s’attendre de la part de l’insaisissable créateur que cesse là son exploration de la fluidité du genre et des multiples variations du désir. En cela, sa nouvelle pièce Le Spleen de l’ange ne surprend guère. Comme son titre l’indique, Johanny Bert s’éloigne de l’étude des passions terrestres en s’intéressant à la figure intermédiaire entre Dieu et l’homme présente dans toutes les religions.
Là où cette nouvelle création étonne, c’est plutôt par le retour à la forme de HEN qu’opère très clairement le comédien, marionnettiste et metteur en scène. C’est en effet la première fois qu’il décide de reprendre l’une des formules complexes qu’il a lui-même élaborées. Loin de cacher sa filiation avec le cabaret marionnettique, autrement dit avec le « tube » de l’artiste, Le Spleen de l’ange l’affiche d’emblée. Dès sa brève ouverture musicale interprétée en direct par Marion Lhoutellier, Guillaume Bongiraud et Cyrille Froger, on devine sans peine que la pièce se coule dans le moule de son aînée, dont les morceaux joués par deux des trois musiciens présidaient déjà à toutes les métamorphoses. L’apparition de la créature céleste, manipulée, jouée et chantée comme le personnage transgenre du cabaret par Johanny Bert lui-même, confirme la sensation familière qu’offre cette introduction. Cette marionnette au crâne tout blanc est comme le double lissé, raboté, du protagoniste de la pièce précédente, dont la tête aux grandes lèvres et aux yeux très ronds et le corps généreux accueillaient toutes sortes de prothèses qui l’aidaient à circuler entre les genres. L’unique excroissance que présente le protagoniste du Spleen fait vraiment partie de lui, malgré lui. Soit une paire d’ailes que, dès le premier tableau, cet ange à la triste mine cherche à s’arracher. Le pauvre, ne tarde-t-on pas à comprendre, veut échapper à l’éternité. Il souhaite rejoindre la terre et se faire homme, car à quoi bon être ange sans mission ? Et lui n’en a pas, comme bon nombre de ses homologues, sans doute, à notre époque.
Si le potentiel de cette figure d’ange tenté par l’humanité apparaît sans peine en matière de manipulation, de questionnement du lien entre le marionnettiste et son pantin, on peine à saisir quelles autres problématiques soulève ici Johanny Bert. Sa référence aux Ailes du désir de Wim Wenders, pour le regard particulier que l’ange y porte sur notre espèce, ne convainc guère plus que les prétentions philosophiques qu’il déploie dans le dossier du spectacle. Au fil des chansons écrites elles aussi par les mêmes auteurs et compositeurs que ceux de HEN – Brigitte Fontaine, Laurent Madiot, Alexis Morel, Yumma Ornelle et Prunella Rivière, dont les styles personnels sont comme étouffés par le sujet qu’ils tentent de faire vivre (ou mourir) –, on assiste aux tentatives de suicide, puis de métamorphose de l’ange sans décoller d’une unique interrogation : pourquoi sommes-nous si malheureux de notre condition quand tant de choses belles, comme l’amour et la mort, la constituent ?
Les questions motrices de Johanny Bert ont d’habitude bien plus de puissance. Au lieu de faire entrer en friction les composantes hybrides du Spleen de l’ange, cette fausse problématique les unifie en un ressassement de thèmes si étroitement liés à la marionnette, à commencer par le rapport entre vie et mort, que les soulever encore une fois dévitalise toute initiative. La belle dernière chanson, interprétée par un ange enfin à taille et apparence humaines manipulant une petite marionnette à fils, laisse entrevoir ce que ce Spleen a certainement cherché à atteindre avant de s’égarer : creuser les ressors du jeu et du masque. « Pour se désennuyer, certains hommes parfois / Se fagotent de plumes et de polystyrène / Puis avec le concours d’ingénieux contrepoids / Gravitent dans l’espace d’une cage de scène. »
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Le Spleen de l’ange
Mise en scène, scénographie, lumières et comédien-chanteur Johanny Bert
Musiciens en scène, compositions et arrangements Marion Lhoutellier (violon et électronique), Guillaume Bongiraud (violoncelle et électronique), Cyrille Froger (percussions et claviers)
Régie plateau et manipulations Klore Desbenoît
Dramaturgie Olivia Burton
Commande d’écriture des chansons (Auteurs.trices / compositeurs.trices) Brigitte Fontaine, Laurent Madiot, Alexis Morel, Yumma Ornelle, Prunella Rivière
Création costumes Pétronille Salomé, Irène Jolivard
Création masques Alexandra Leseur-Lecoq, Loic Nebreda, Pétronille Salomé
Construction marionnettes Amélie Madeline
Création lumières et régie générale Gautier Le Goff
Régie son Simon Muller
Construction accessoires Luc Imberdis, Klore Desbenoît,, Magali Rousseau, Maxence Moulin, Jonas
Coutancier Johanny Bert
Conseils magie Thierry Collet, Yann FrishProduction Théâtre de Romette, Clermont-Ferrand
Coproduction Le Théâtre de la Croix Rousse, Lyon ; Théâtre de la Ville-Paris ; Théâtre 71 Malakoff, scène nationale ; Le Sémaphore à Cébazat ; Théâtre de Gascogne, Scène conventionnée de Mont de Marsan
Soutien Le Carreau, scène nationale de Forbachet de l’Est mosellan ; La Cour des Trois Coquins, scène vivante à Clermont- Ferrand ; METT, Le Teil et le Groupe des 20 Auvergne-Rhône-Alpes ; La Pop, dans le cadre de la JRA 2023 ; Le Tas de Sable – Ches Panses Vertes (Centre national de la marionnettes).Le Théâtre de Romette est conventionné par la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, la région Auvergne-Rhône-Alpes, la Ville de Clermont-Ferrand et Le Sémaphore à Cébazat. Le Théâtre de Romette est une compagnie en résidence au Théâtre 71 Malakoff, scène nationale, et au Sémaphore à Cébazat. Johanny Bert est artiste complice du Théâtre de la Croix-Rousse-Lyon
Durée : 1h
Théâtre de la Ville-Paris, Les Abbesses
du 15 au 26 octobre 2024Théâtre du Pays de Morlaix
le 7 novembreThéâtre 71, Malakoff scène nationale, dans le cadre du festival OVNI
du 13 au 15 novembre
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