Au Théâtre de Belleville, le metteur en scène Fabian Chappuis s’empare de la pièce de l’autrice québécoise Rébécca Déraspe où une femme décide, du jour au lendemain, de se volatiliser sans laisser de traces.
Chaque année, quelques milliers de Français décident de « s’évaporer ». Il ne s’agit pas là d’enlèvements, de fugues adolescentes ou de pertes de repères provoquées par une maladie psychique, mais bien de disparitions volontaires, fondées sur le désir d’un individu de se volatiliser en laissant, si possible, le moins de traces visibles derrière lui. Encore plus massif au Japon où près de 100 000 femmes et hommes s’évadent tous les ans de leur propre existence, ce phénomène a donné lieu à plusieurs ouvrages – Disparaître de soi, une tentation contemporaine du sociologue Didier Le Breton ; Les Évaporés du Japon de la journaliste Léna Mauger et du photographe Stéphane Remael –, à quelques émissions de radio – et notamment à un épisode du programme de France Culture Les Pieds sur terre –, mais aussi à différents spectacles, comme si les auteurs et metteurs en scène de théâtre, en bons baromètres de l’état du réel, ressentaient la nécessité de sonder cette radicalité existentielle, symptôme d’une société telle qu’elle ne va plus. Ces dernières années, Delphine Hecquet s’en est inspiré pour créer Les Évaporés au Théâtre de la Tempête, Anne-Sophie Turion et Eric Minh Cuong-Castaing ont exploré, à travers HIKU, le thème connexe des reclus volontaires japonais, quand, avec Jeanne, Yan Allegret a récemment décrit le quotidien d’une femme qui, un jour, décide de ne plus rentrer chez elle. Parallèlement, de l’autre côté de l’Atlantique, la jeune autrice québécoise Rébecca Déraspe a elle aussi saisi à bras-le-corps ce sujet dans Ceux qui se sont évaporés, dont le metteur en scène Fabian Chappuis s’empare aujourd’hui.
Auréolée en 2020 du prix Michel-Tremblay, et plus convaincante que ses deux dernières pièces, Les Filles du Saint-Laurent et Fanny, cette fiction revient sur la trajectoire d’Emma qui, du jour au lendemain, choisit de disparaître sans laisser d’adresse. Pas tout à fait linéaire, le récit prend la forme d’un oratorio où, en complément de la voix de la disparue, celles de ceux qui restent se font également entendre pour endosser leur part de l’histoire. Se croisent alors le père, un brin chauvin, et la mère, partisane de l’indépendance du Québec ; le mari, à bien des égards insuffisant, et Nina, la petite fille innocente ; mais aussi une kyrielle de personnages, de l’amie fidèle à l’amant d’un soir, en passant par ces enfants qui la harcelaient à l’école. Au gré de leurs confidences, se dessine le portrait d’une jeune fille, puis d’une femme, apparemment bien sous tous rapports. À ceci près que cette infirmière de métier, pour tracer son chemin de vie, n’a ni suivi ses envies, ni succombé à ses désirs, mais s’est plutôt conformée aux injonctions sociales, conjugales et parentales et a pavé son existence d’un ensemble de « peut-être » au lieu de s’affirmer à travers des « oui » francs et massifs. Jusqu’au jour où quelque chose cède en elle. Alors que son existence paraît convenable, en dépit de quelques difficultés – des épisodes de harcèlement scolaire, des parents au bord du divorce, un premier amant forceur… –, aux observateurs du monde extérieur, elle se révèle un peu trop normale à ses yeux pour ne pas se transformer en insupportable tombeau.
Dans ses premières encablures, le texte de Rébécca Déraspe réussit à faire mouche dans sa façon, fragment après fragment, couche après couche, goutte d’eau après goutte d’eau, de révéler l’empilement d’injonctions que nos sociétés font peser sur les individus. Adversaires souterrains du libre-arbitre, ennemis des aspirations profondes, elles peuvent conduire à tisser un carcan social, puis existentiel, responsable d’un mal-être, voire d’une sensation d’étouffement, dont il est parfois malaisé d’identifier les causes. Armé d’une construction en oratorio aussi pertinente que singulière, qui lui fournit un rythme dramaturgique naturellement enlevé, ce portrait diffracté trouve un écho qui va alors bien au-delà du phénomène des « évaporés ». Il devient le tremplin d’une critique sociale plus large qui permet à tout un chacun de réfléchir, au sortir, à ces choix de vie qui, plus qu’à la seule volonté intérieure, répondent à une collection de prescriptions sociétales. Moins pertinente dans son dernier tiers où, à la suite de la disparition effective d’Emma, elle emprunte des voies beaucoup plus attendues en se focalisant sur la souffrance évidente de ceux qui restent, cette plongée dans les arcanes du moi social profite également de la mise en scène frontale de Fabian Chappuis. Sous les lumières de Julie Joliot, qui surlignent leur présence ou les transforment en ombres, l’ensemble des comédiennes et comédiens, à commencer par Camille de Sablet et Chloé Ploton, trouvent le ton juste, à mi-chemin entre la distance naturelle, imposée par la forme plurielle du texte, et l’incarnation, comme creuset d’une émotion où condamnation et compréhension, empathie pour l’une et compassion pour les autres ne cessent de s’affronter pour, finalement, en venir à se confondre.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Ceux qui se sont évaporés
Texte Rébecca Déraspe
Mise en scène et scénographie Fabian Chappuis
Avec Anne Coutureau, Olivier Martial, Laurent d’Olce, Benjamin Penamaria, Chloé Ploton, Camille de Sablet, Elisabeth Ventura
Collaboration artistique Taïdir Ouazine
Lumière et collaboration scénographie Lucie Joliot
Vidéo Bastien Capela
Musique Cyril Romoli
Construction structures métal Arie HogendornProduction Compagnie Orten
Coproduction Théâtre Victor Hugo, scène des arts du geste de Bagneux / EPT Vallée Sud Grand Paris
Soutiens Théâtre Paris Villette ; Adami ; Oui – Festival de théâtre en français de Barcelone ; et la participation artistique du Jeune Théâtre National
Accueil en résidence Grand Parquet, maison d’artistes du Théâtre Paris-Villette ; Maison du Théâtre et de la Danse d’Epinay-sur-Seine ; Chaudron du Othe-Armance Festival ; Maison du Conte de Chevilly-LarueDurée : 1h40
Théâtre de Belleville, Paris
du 4 au 27 février 2024Théâtre Victor Hugo, Bagneux
le 16 mai
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