Dans l’écrin du Jardin de la rue de Mons, où il a désormais ses habitudes avignonnaises, le metteur en scène convoque un trio impérial composé de Jeanne Balibar, Marie-Noëlle et Thierry Dupont pour mettre, avec facétie, la façon de voir le monde du personnage de Miguel de Cervantes à l’épreuve du plateau.
En l’espace d’une année, rien ne semble avoir changé, ou presque, dans le Jardin de la rue de Mons de la Maison Jean Vilar. Même décorum végétal, même synthétiseur à portée de doigts, même bric-à-brac à l’arrière de l’espace de jeu vierge de tout décor… Pour le second volet de sa série Démonter les remparts pour finir le pont, Gwenaël Morin a, a priori, fait le choix de la continuité. À ceci près que, au-delà des cymbalisations des cigales qui, en ce soir de première, manquent à l’appel, faute de chaleur suffisante, et du gros ballon gonflable qui a cédé sa place à une voile tendue, le texte qui orne le mur côté cour a, à y regarder de plus près, lui aussi évolué. Après celles du Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare, le metteur en scène y a affiché les pages du Don Quichotte de Miguel de Cervantes, histoire de faire honneur à l’espagnol, langue invitée de cette 78e édition du Festival d’Avignon. Pour qui connaît le travail de Gwenaël Morin, ce choix peut paraître surprenant, tant l’artiste est habitué aux oeuvres des dramaturges – Racine, Sophocle, Molière… – plutôt qu’à celles des romanciers. Face à l’impossibilité de servir in extenso, comme son système théâtral l’y invite de coutume, le roman de l’auteur ibérique, le metteur en scène a fait un pas de côté. Au lieu de pousser Don Quichotte dans ses retranchements à l’aide d’une logique d’accélération calculée, il s’en est emparé, comme il le dit lui-même, « par effraction ».
Tout commençait pourtant « à la Morin ». Texte en main, Marie-Noëlle se présente face public, et telle qu’en elle-même, pour livrer le tout début de l’histoire de « l’ingénieux Hidalgo » : « Notre hidalgo approchait de la cinquantaine. Il était de constitution robuste, sec de corps, maigre de visage, très lève-tôt et il aimait la chasse. Certains voudraient qu’il eût nom ‘Quichada’, ou ‘Quesada’. Il y a sur ce point quelque variation parmi les auteurs qui en ont traité par écrit. Cependant des conjonctures vraisemblables laissent à penser qu’il s’appelait ‘Qui-chana’. Mais cela importe peu pour notre histoire : il suffit que le récit ne s’écarte en rien de la vérité. » Alors que notre narratrice d’un soir continue son exposé de la situation, Jeanne Balibar, robe légère sur le dos et tongs aux pieds, entre en trombe sur le plateau. Armée d’un marteau, elle se précipite vers une planche de bois qu’elle ne tarde pas à marteler de toutes ses forces. En une image, en une action, le ton est donné, le regard décalé : la voilà dans la peau de Don Quichotte de la Manche, prête à forger, autant qu’à perturber, le récit et le réel, à marteler des idées, par essence sans consistance matérielle, celles de ces romans de chevalerie avec lequel l’hidalgo s’est intoxiqué, jusqu’à finir « par tomber sur la plus extraordinaire idée qu’eut jamais fou au monde : (…) se faire chevalier errant et s’en aller par le monde entier avec ses armes et son cheval pour (…) défaire toute espèce de torts et se mettre dans des situations et dangers qui lui rapportassent après succès renom et gloire éternelle ».
Plutôt que de simplement empiler des morceaux choisis des aventures de Don Quichotte, Gwenaël Morin décide, à la suite de cette entrée en matière, de se placer dans la tête de cet individu hors des sentiers battus et de mettre sa façon de voir le monde à l’épreuve du plateau. Si certaines scènes, parmi les plus célèbres, sont reconnaissables à l’instant, à l’image du sauvetage raté d’un jeune garçon battu par son maître ou de l’épisode fameux des moulins, c’est, avant tout, la philosophie de l’hidalgo qui, peu à peu, envahit l’espace de jeu, ce pouvoir performatif du langage et de l’esprit, capable de transformer les auberges en châteaux, les moins-que-rien en rois et, chemin faisant, de transcender l’ensemble de la réalité, conformément à son adage : « Je sais qui je suis, mais je sais aussi qui je puis être ». Parfois lourde de conséquences, quand ses interventions s’avèrent contre-productives et provoquent un déchaînement de violence à son endroit ou à celui de celles et de ceux qu’il entend sauver, cette performativité sied parfaitement à la façon de faire théâtre de Gwenaël Morin. Lui qui, depuis tant d’années, n’a de cesse d’utiliser, et d’épuiser, ce pouvoir transcendantal de l’art dramatique, cette façon de faire exister les choses uniquement parce qu’elles sont nommées, et de changer une vulgaire table en fidèle destrier.
Surtout, elle s’avère idéale pour le trio impérial dont le metteur en scène s’est entouré, et sur lequel une large partie de la réussite de ce spectacle repose. Membre de la compagnie l’Oiseau-Mouche, qui réunit des comédiennes et comédiens en situation de handicap mental, Thierry Dupont tient la dragée haute aux deux monstres théâtraux de la soirée, Jeanne Balibar, fascinante en Don Quichotte sous emprise, et Marie-Noëlle, facétieuse en narratrice au ton délicieusement goguenard. Accompagnés par Léo Martin qui, texte en main, leur sert d’assistant, ils parviennent ensemble, et chacun à leur endroit, à inviter leurs univers singuliers dans la danse et à les combiner, à la manière d’apprentis-sorciers, pour faire de cette plongée dans l’oeuvre de Cervantes un succulent délire. Si, à l’occasion de la première, leur pas de trois semblait parfois encore un peu vert pour alimenter une dynamique globale suffisante – ce qui ne manquera pas, gageons-le, d’advenir au fil des représentations –, il accouche malgré tout de nombreux passages éminemment savoureux, à l’image de cet autodafé des livres de la bibliothèque de Don Quichotte, qui semble ne jamais pouvoir en finir. Comme si, au prisme de cette performativité, le plus petit devait toujours, et irrémédiablement, conduire au plus grand.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Quichotte
d’après Miguel de Cervantes
Adaptation, mise en scène et scénographie Gwenaël Morin
Avec Jeanne Balibar, Thierry Dupont, Marie-Noëlle, Léo Martin
Lumière Philippe Gladieux
Assistanat à la mise en scène Léo Martin
Travail vocal Myriam Djemour
Costumes Elsa Depardieu
Régie générale et lumière Loïc Even
Régie plateau Jules GuittierProduction déléguée Compagnie Gwenaël Morin – Théâtre Permanent
Coproduction Festival d’Avignon, La Villette (Paris), Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, Bonlieu Scène nationale d’Annecy, Théâtre Garonne Scène européenne (Toulouse), Les Célestins Théâtre de Lyon, L’Oiseau Mouche (Roubaix), Théâtre du Bois de l’Aune (Aix-en-Provence), Théâtre Sorano Scène conventionnée (Toulouse),Théâtre Saint-Gervais (Genève), Malraux Scène nationale Chambéry Savoie
Avec le soutien du ministère de la Culture Drac Auvergne-Rhône-Alpes, Ensatt
Résidences Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, La Ménagerie de verre (Paris), La Villette (Paris), Festival d’Avignon, Maison Jean Vilar (Avignon)La compagnie Gwenaël Morin – Théâtre Permanent est conventionnée par la Drac Auvergne-Rhône-Alpes. L’Oiseau Mouche Roubaix est en production déléguée pour Thierry Dupont. Gwenaël Morin est artiste associé au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine et à Bonlieu Scène nationale d’Annecy.
Don Quichotte de Miguel de Cervantes, traduction Jean-Raymond Fanlo, est publié aux éditions Le Livre de Poche.
Durée : 1h45
Festival d’Avignon 2024
Jardin de la rue de Mons – Maison Jean Vilar
du 1er au 20 juillet (sauf les 4, 9 et 14), à 22hBonlieu Scène nationale d’Annecy
du 18 au 21 septembreLa Villette, Paris
du 26 septembre au 12 octobreThéâtre national de Bordeaux en Aquitaine
du 15 au 18 octobreMalraux Scène nationale de Chambéry Savoie
les 7 et 8 novembreLes Salins Scène nationale de Martigues
les 14 et 15 novembreThéâtre Saint-Gervais, Genève
du 20 au 23 novembreLa Filature Scène nationale de Mulhouse
du 26 au 28 novembreThéâtre Vidy-Lausanne
en mars 2025Théâtre Sorano Scène conventionnée, Toulouse
du 18 au 22 marsLa Coursive Scène nationale de La Rochelle
les 25 et 26 marsThéâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence
les 29 et 30 avril
Il est regrettable que peu d’efforts aient été faits par les acteurs (sauf Sancho pansa) pour se faire entendre du public.
C’est un mépris du public