Sous la direction de Célie Pauthe, le comédien s’empare avec aisance et brio de Oui, ce roman aussi méconnu qu’envoûtant de l’auteur autrichien où l’espoir déçu de l’amour se fait bouleversant.
« Par une froide journée d’hiver un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de çà et là entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendit la situation supportable. » Son exploration de Thomas Bernhard, Claude Duparfait la commence ainsi, par un aphorisme d’Arthur Schopenhauer, extrait de son ouvrage Parerga et Paralipomena. Loin d’être vulgairement cuistre, cette métaphore animale dit beaucoup de ce qui va suivre, de cette difficulté qu’ont les êtres, souvent, à trouver la bonne distance pour se soutenir sans se blesser, pour se faire du bien sans se faire de mal. Dans Oui, qui reste comme l’un de ses textes les plus courts et méconnus, l’auteur autrichien ne cesse d’apprivoiser, de sonder, d’expérimenter cette distance, celle qui sépare son narrateur d’une femme, La Persane, de laquelle, sans tout à fait l’avouer et sans même prononcer le mot « amour », il s’est épris, et à laquelle il rend un hommage que, d’emblée, on devine posthume.
Cette femme, le narrateur de Bernhard la rencontre par surprise, à la faveur d’une visite chez son ami Moritz, agent immobilier de son état. Alors qu’il se confie sur son « traquenard mental », l’homme est interrompu par l’arrivée des « Suisses », un étranger et son épouse, bien décidés à acquérir à prix d’or un terrain, « un pré en pente, humide et froid, plongé dans l’ombre la plus grande partie de la journée », dont personne n’a jamais voulu. Pendant que son mari, tout à son affaire, déballe les plans de la maison à l’allure carcérale qu’il envisage de construire, la femme, lovée dans son manteau en peau de mouton noir qu’elle ne quittera plus, le regarde avec des yeux « pleins de haine et d’ennui ». Et le narrateur, juste avant qu’ils ne partent, de se précipiter pour lui proposer, de la façon la plus impromptue qui soit, une balade dans la forêt de mélèzes, ces conifères, les seuls d’Europe, qui perdent leurs aiguilles à l’automne. Entre eux, va alors se nouer une relation subtile et sublime, rythmée par ces balades où les confidences, d’abord échangées quotidiennement, vont peu à peu s’espacer.
En fins connaisseurs, pour ne pas dire amoureux, de Thomas Bernhard, dont ils avaient déjà monté ensemble, et avec brio, Des arbres à abattre en 2013, Célie Pauthe et Claude Duparfait adaptent cette oeuvre à la manière d’une conversation-confession univoque entre un intellectuel et son public. Grâce à leur cheminement, mu par une force tranquille et une précision patiente, le texte de l’auteur autrichien, aussi désespéré in fine soit-il, apparaît moins nihiliste que certains de ses autres écrits, bercé par l’espoir déçu, mais l’espoir quand même, de la rencontre et de l’amour. En son sein, battent les coeurs de deux solitudes, l’un reclus dans sa maison hostile où il n’arrive même plus à se consacrer à son travail sur « les anticorps dans la nature », l’autre promise à un cercueil de béton en phase d’élaboration, comme symbole de la relation conjugale mortifère où elle dépérit ; en son centre, s’agitent deux forces centrifuges, animées par l’hostilité d’un monde « inhumain et mortel » et réunies par la folle espérance de pouvoir venir au secours l’un de l’autre. À travers ce tombeau littéraire, traversé de part en part par la musique de Schumann et les références à Schopenhauer, Thomas Bernhard décrit, comme peu d’autres avant lui, avec une pudeur matinée de radicalité, l’affinité intellectuelle qui peut naître entre deux êtres, jusqu’à constituer le ciment de leur union, mais aussi la dynamique mortifère, et forcément déceptive, qui transforme l’autre en impossible sauveur de soi, comme l’amour aveuglant peut parfois le laisser à penser.
Dans les méandres obsessionnels de l’écrivain autrichien, Claude Duparfait se fond avec l’aisance du caméléon scénique qu’il est. Finement dirigé par Célie Pauthe, il parvient, grâce à son phraser si particulier, à souligner les pleins et les déliés de son écriture, jusqu’à se transformer en explorateur magnétique de son cheminement de pensée. Dans sa présence scénique, le comédien réussit également à inviter cette dimension plus touchante, presque vulnérable, qui sous-tend, de façon très discrète, le texte de Bernhard et fait de la réminiscence d’un temps passé, à la fois béni et révolu, le point d’appui de sa réflexion. Soutenue par les lumières de Sébastien Michaud, sa performance se trouve augmentée par le dialogue fécond qu’elle entretient avec les passages vidéos réalisés par Célie Pauthe. Apparitions rêvées de la forêt de mélèzes, toujours soumise à une photographie qui la rend évanescente, presque irréelle, et à un temps pluvieux, ils donnent un visage, et une voix, à La Persane, qui y apparaît sous les traits de Mina Kavani. Énigmatique et sublime, la comédienne y campe, avec intensité, une femme tout à la fois dévastée et puissante, sombre et solaire, et finit d’offrir à Célie Pauthe, pour sa dernière création en tant que directrice du CDN de Besançon, l’une de ses compositions théâtrales les plus envoûtantes.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Oui
D’après Thomas Bernhard
Traduction Jean-Claude Hémery
Adaptation et conception Claude Duparfait, Célie Pauthe
Mise en scène Célie Pauthe
Avec Claude Duparfait et à l’image Mina Kavani
Assistanat à la mise en scène Antoine Girard
Lumières Sébastien Michaud
Son Aline Loustalot
Vidéo François Weber
Costumes Anaïs Romand
Accompagnement scénographique Guillaume Delaveau
Réalisation du film Célie Pauthe
Cheffe opératrice Irina LubtchanskyProduction CDN Besançon Franche-Comté
Coproduction TPR – Centre neuchâtelois des arts vivantsThomas Bernhard est représenté par L’Arche, agence théâtrale.
Durée : 1h30
CDN Besançon Franche-Comté
du 17 au 21 octobre 2023Théâtre national de Strasbourg
du 24 au 28 octobreOdéon – Théâtre de l’Europe, Paris
du 24 mai au 15 juin 2024
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !