Marta Górnicka, la guerre par les visages des femmes
Avec Mothers. A Song for Wartime, la metteuse en scène polonaise propose une réactivation puissante et politique du choeur antique.
Réunissant au plateau une petite vingtaine de femmes, âgées de 9 à 71 ans, Mothers. A Song for Wartime est né d’un atelier mené par Marta Górnicka pendant plusieurs mois à Varsovie. Tandis que certaines, ukrainiennes et biélorusses, ont du fuir leur pays, d’autres, polonaises, les ont accueillies. Autant de femmes aux vies, parcours et rapports au chant et à la musique très divers. Artiste régulièrement accueillie au Maillon depuis 2012 – d’abord à Premières, festival dont la directrice artistique d’alors Barbara Engelhardt est depuis devenue directrice du Maillon –, la metteuse en scène polonaise est rompue à ce travail de chœurs avec des personnes issues d’horizons politiques et sociaux variés. Dans le programme de salle, elle explique y trouver « le lieu par excellence de l’expression des critiques et des antagonismes sociétaux (…), le chœur [exprimant] une intelligence collective qui traverse les générations et se donne la possibilité d’imaginer l’inimaginable. » Pour Mothers. A Song for Wartime, c’est la question de la guerre qui est au cœur du propos.
Après une adresse au public préliminaire pour présenter le chœur sur scène – dont la disposition en triangle évoque nettement plus une position militaire qu’un dispositif choral – et la petite fille – qui demeurera pour l’essentiel de la représentation dans la salle –, Marta Górnicka rejoint le centre des gradins. C’est là, depuis la salle, qu’elle va diriger le concert – sa présence au cœur du public créant de fait une jonction entre scène et salle, entre les chanteuses et les spectateurs. À l’écoute du premier chant du livret, chanson traditionnelle souhaitant la prospérité, célébrant la vie et le renouveau, face à la douceur de ses paroles et à sa musique harmonieuse, le public pourrait benoîtement s’attendre à voir dérouler tout un répertoire – aussi émouvant que lointain – de musiques traditionnelles bulgares, polonaises et ukrainiennes. Mais si Mothers. A Song for Wartime puise dans ce corpus folklorique – notamment dans les chtchedrivky, ces chansons populaires venues d’Ukraine –, ainsi que dans les poèmes de la poétesse ukrainienne Lessia Oukraïnka, son livret agrège d’autres types de paroles. L’on entend, ainsi, des témoignages des interprètes sur leurs rêves, leurs espoirs, leur exil, ainsi que des textes signés par Marta Górnicka renvoyant à la guerre actuelle. S’y combinent quelques vidéos, aussi allusives que brutales, signalant ce que les situations de guerre impliquent pour leurs protagonistes – où comment l’on en vient à inscrire sur le dos de son enfant des informations permettant de l’identifier, mort ou vivant.
Ce glissement savamment construit – certaines compositions entremêlant les différents registres, lyriques comme politiques – se révèle aussi pertinent que puissant. Scandé, chanté ou parlé-chanté, donnant lieu pour chaque morceau à un investissement différent du plateau – les chanteuses passant d’un chœur uni à de petits groupes ou à des places isolées –, l’ensemble parle de l’Europe. Une Europe hantée par la guerre. De la guerre et de la façon dont elle touche les femmes, par les viols, les violences, les meurtres, la perte des êtres chers. De l’anéantissement que produisent les conflits, des traumatismes profonds, de l’impossibilité de rentrer chez soi. Du choix de ne plus subir, du souci pour ces femmes de s’affirmer comme des protagonistes de cette guerre.
L’on saisit alors progressivement le double mouvement politique opéré par Mothers. A Song for Wartime : réactivation et déplacement. Réactivation de tout un patrimoine de chants et réinvestissement de celui-ci avec des textes contemporains qui, s’ils demeurent prosaïques, réalisent un déplacement dans les sujets – ce n’est plus la célébration de la nature, du bonheur et de la vie, mais la description de ce que la guerre brise au quotidien. Réactivation, également, du chœur antique – valant au spectacle le choix de mothers – et déplacement, là encore, des enjeux de ce dernier. Comme Marta Górnicka l’explique, les chœurs étant dans nombre de tragédies grecques constitués de mères – comme dans Les Suppliantes d’Euripide – qui n’ont pour seules alternatives que de tuer ou de pleurer, Mothers. A Song for Wartime leur donne la parole. Ce qui se déplie au fil du livret est la revendication d’une place excédant celle de corps violés et meurtris par la guerre. Dont acte, et le spectacle se donne comme la concrétisation d’une mise en mouvement collective – nous invitant également, nous public, à celle-ci – n’oblitérant pas la singularité de l’histoire de chacune.
Derrière son apparente simplicité formelle, passant par un plateau nu et la banalité de ses costumes, son adresse directe et franche, sa chorégraphie rigoureuse, le tout soutenu par une interprétation tenue évitant l’écueil du pathos et du misérabilisme, Mothers. A Song for Wartime interpelle. En rappelant le caractère insoutenable de cette guerre – et partant, de toutes –, le spectacle pose comme conviction que « la somme des réflexions de chaque individu change la réalité ». Et que, face à l’indifférence, il importe de (re)dire les horreurs, non pas uniquement pour les déplorer, mais dans l’espoir que ces dernières n’arrivent « never again » (« jamais plus »). Et si la dernière chanson entretient dans sa scansion finale une ambiguïté volontaire entre le « jamais plus » (« never again ») et le « encore » (« again »), c’est bien pour rappeler que, loin de tout angélisme, les changements n’adviendront qu’à la condition que les regards se dessillent et que chacune et chacun se mobilisent.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Mothers. A Song for Wartime
Conception et mise en scène Marta Górnicka
Avec Katerina Aleinikova, Svitlana Berestovska, Sasha Cherkas, Palina Dabravolskaja, Katarzyna Jaźnicka, Volha Kalakoltsava, Ewa Konstanciak, Liza Kozlova, Anastasiia Kulinich, Natalia Mazur, Kamila Michalska, Hanna Mykhailova, Valeriia Obodianska, Svitlana Onischak, Yuliia Ridna, Maria Robaszkiewicz, Polina Shkliar, Aleksandra Sroka, Mariia Tabachuk, Kateryna Taran, Bohdana Zazhytska, Elena Zui-Voitekhovskaya
Libretto Marta Górnicka & Ensemble
Musique Marta Górnicka
Dramaturgie Olga Byrska, Maria Jasińska
Scénographie Robert Rumas
Chorégraphie Evelin Facchini
Lumière Artur Sienicki
Vidéo Michał Jankowski
Costumes Joanna Załęska
Collaboration musicale Wojciech Frycz
Assistanat à la mise en scène Maria Wierzbicka
Assistanat à la chorégraphie Maria Bijak
Coaching vocal Joanna Piech-Sławecka
Conseil d’ethnomusicologie urkainienne Anna Ohrimchuk
Conseil sur les jeux d’enfants ukrainiens Venera Ibragimova
Traduction pour le libretto Cecile Bocianowski (français), Aleksandra Paszkowska (anglais)Production The Chorus of WomenFoundation (Varsovie), Maxim Gorki Theater (Berlin)
Coproduction Teatr Powszechny (Varsovie), Festival d’Avignon, Maillon Théâtre de Strasbourg Scène européenne, Spring Performing Arts Festival (Utrecht), Festival Tangente St. Pölten
Avec le soutien de la ville de Varsovie, Ministery of Culture and National Heritage of the Republic of Poland à partir du Culture Promotion Fund et pour la 78e édition du Festival d’Avignon : Fondation Ammodo
Avec l’aide de Teatr Dramatyczny (Varsovie), Nowy Teatr (Varsovie), For Freedom Foundation (Varsovie), Przystanek Świetlica (Varsovie), Sunflower Solidary Community Center (Varsovie)Ce projet est cofinancé par la ville de Varsovie et Financé par le Ministry of Culture and National Heritage à partir du Fund for the Promotion of Culture.
Durée : 1h
Vu en octobre 2023 au Maillon, Strasbourg
Théâtre du Rond-Point, Paris
du 15 au 19 octobre 2024Festival Sens Interdits, Lyon
les 24 et 25 octobre
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