L’autrice et comédienne trans non-binaire offre une performance grinçante et poignante à partir de son parcours de vie. Fondée sur une écriture acérée et un magnétisme théâtral.
Pour un temps sois peu fait désormais partie de ces spectacles que leur réputation précède. Créé en novembre 2022 au Théâtre de Belleville, il a vu, en l’espace de quelques semaines, sa notoriété exploser, et le transformer, comme peu d’autres créations, en must-seen théâtral. Et il suffit d’un fragment de seconde pour comprendre comment un tel bouche-à-oreille a pu se mettre en route. Ce « stand-up triste », comme son autrice et interprète Laurène Marx aime à l’appeler, captive et capture dès les premiers instants. Avec sa voix qu’elle définit comme « caverneuse » et son ton, où l’assurance se mêle parfois à une certaine forme d’arrogance, l’artiste femme trans non-binaire s’impose, d’entrée de jeu, en patronne de la scène. « Ce sont des personnes importantes qui sont aux chiottes ou de simples civils ? Parce que, si c’est ça, on ne va peut-être pas les attendre pour commencer… », lance-t-elle, comme pour imprimer sa marque de fabrique, l’humour noir, qui fait rire autant qu’il tance, et dire l’urgence de la parole qu’elle a à délivrer.
Maillot « Butler 22 » sur les épaules – en référence à la philosophe américaine Judith Butler qui s’est intéressée de très près à la question de genre –, tête non pas « à 26 degrés », mais bien plus haute, Laurène Marx n’est pas ici pour faire « comprendre » quoi que ce soit, mais pour faire « comprendre comprendre », comme elle dit, pour parler aux tripes, et depuis ses tripes, plutôt qu’à la conscience de son auditoire. Avec la force et la douleur de celles et ceux qui ont vécu comme imparable puissance motrice, elle revient sur son parcours de transition et sur sa place de personne trans non-binaire dans une société qui, si elle s’avère sans doute plus ouverte aujourd’hui qu’il y a quelques années, n’aime pas franchement les individus qui ne rentrent pas, et ne souhaitent pas rentrer, dans une case pré-définie. En même tant que sa « fierté », elle partage ses rapports difficiles avec le corps médical, du psy clairement incompétent au chirurgien qui rabote ses attributs physiques masculins ; cette haine des groupes d’extrême-droite qui lui impose de ne jamais « baisser la garde » ; ces injonctions sociales, sous-jacentes, louvoyantes, à acquérir tous les codes de la féminité classique.
Au-delà de ces exemples concrets, directs, l’autrice et comédienne révèle aussi de façon plus souterraine les marqueurs de la violence symbolique, celle qui autorise les gens à lui demander « ce qu’elle a dans sa culotte » – ou, pour le dire autrement, si elle a eu recours à une vaginoplastie –, celle qui souhaite abolir la prostitution alors que, dans les faits, cette belle idée complique, avant toute chose, la vie des prostituées, ses « soeurs du Bois de Boulogne » qui vivent les pires sévices, ou celle qui, à travers des expressions – « c’était ton choix », « tu l’as voulu » – tentent d’atténuer, en la renvoyant à une responsabilité individuelle plutôt qu’à une mauvaise appréhension collective, la douleur d’un parcours de vie. À chaque fois, armée d’un « tu », qui peut aussi bien renvoyer à l’une de ses « soeurs trans », au spectateur, qu’à elle-même, la parole de Laurène Marx bouscule, déplace et/ou résonne puissamment, en fonction des vécus de chacune et de chacun. Dans sa façon de mettre en lumière, et de pétrir, les questionnements intimes attachés à une transition, elle se fait, tout à la fois, fondamentalement réflexive et profondément émouvante, notamment lorsqu’elle aborde les obstacles spécifiques liés aux rencontres et aux relations amoureuses.
Au-delà de ce texte porté par une écriture acérée, au long duquel l’artiste ne cesse de prendre des précautions intersectionnelles en soulignant que sa situation est moins dramatique que celle des personnes trans qui cumulent les difficultés – liées à la couleur de peau, à la précarité ou au lieu d’habitation –, Pour un temps sois peu offre aussi une performance scénique remarquable, pilotée par Fanny Sintès. Avec un sens de la rupture, qui lui permet d’attendrir son auditeur pour mieux lui balancer, dans un second temps, un uppercut, Laurène Marx joue avec les variations dramaturgiques qui donnent un rythme naturel, et enlevé, à son seule en scène. Magnétique, grinçante, dotée d’un regard soutenu qui paraît vouloir s’adresser à l’âme, elle n’hésite pas à se lancer, à intervalles réguliers et au gré de ses envies, dans quelques moments d’improvisation. Façon de rendre vivante, organique, cette pièce qui évolue en même temps que sa propre vision d’elle-même, ils donnent aussi, la plupart du temps, lieu à cet éclat de rire ravageur, qui émeut, et touche au coeur, dans sa sincérité pure.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Pour un temps sois peu
Texte et jeu Laurène Marx
Mise en scène Fanny Sintès
Création lumière Solange DinandProduction Cie Je t’accapare / FAB – Fabriqué à Belleville
Soutiens Libre Usine Nantes, Les fabriques de Chantenay – Nantes, Théâtre Ouvert – Paris, Bains Public – Saint-Nazaire, Nouveau Studio Théâtre – Nantes, La Ville de Paris
Pour un temps sois peu est édité dans une coédition Editions Théâtrales – Lyncéus festival. Le texte est lauréat d’ARTCENA et a obtenu le prix du jury de la Librairie Théâtrale.
Laurène Marx est représentée par Anaïs Charteau de l’agence Althéa.Durée : 2h
du 16 au 18 octobre 2024
Theatre du Nord CDN • Lilledu 26 au 30 novembre
Theatre National de Strasbourg
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