Au Festival Montpellier Danse, Prophétique (on est déjà né.es) de Nadia Beugré réunit sur scène des personnes trans et non-binaires. En partie venu.es d’Abidjan, ces artistes déjouent entre intensité joyeuse, insolence mutine et violence âpre toutes les assignations, pour revendiquer le droit de chacun.e à vivre ses identités en liberté.
Ce ne sera pas un spectacle comme les autres. Cela, le public peut le pressentir dès l’entrée en salle. Sur un plateau seulement occupé par une rangée de sept chaises de jardin en plastique (l’une, surélevée, évoquant une assise de salon de coiffure ou d’esthéticienne) ; de cheveux et tresses éparses au sol et de tissus colorés fixés au plafond dont les reflets dorés changeant jouent avec la création lumières, six interprètes sont au plateau. Paillettes, résilles, costumes aux couleurs et aux voiles extravagants, ces femmes transgenres ou personnes non-binaires enchaînent les danses et les postures entre twerk, breakdance, coupé-décalé et voguing, tandis que l’une d’elles assume le rôle de DJ et MC (maître de cérémonie).
En une poignée de minutes, l’atmosphère électrique et débridée de la scène se transmet à la salle encore dans la lumière, les artistes interpellant volontiers le public et lui intimant de réagir. Alors, certes, ce n’est pas la première fois que la danse (comme le théâtre) réunit sur scène des artistes non-binaires, en les invitant à donner à voir ce qui constitue leur univers musical et chorégraphique. Pour autant, rares sont les projets travaillant à ce point avec, outre les personnalités des interprètes, leurs problématiques.
Prophétique (on est déjà né.es), puise son origine à Abidjan. Dans cette ville de Côte d’Ivoire dont elle est originaire, Nadia Beugré y croise lors d’une soirée il y a de cela plusieurs années des membres de la communauté transgenre. Nombre d’entre elles alternent entre la coiffure et l’esthétique la journée et la fête transgressive la nuit. Découvrant la vie de ces personnes qui, né.es garçons, réfutent aujourd’hui la binarité, appréhendant toute la complexité de leurs situations (allant de la relégation, la transphobie, la précarité et la violence ; à une acceptation toute relative – toutes les femmes fréquentant leurs salons de beauté), la danseuse et chorégraphe décide de monter une pièce chorégraphique avec elles.
Fruit d’un travail au long cours, Prophétique (on est déjà né.es) réunit ainsi quatre personnes venues d’Abidjan (Beyoncé, Canel, Taylor Dear, Kevin Kero) ; un.e, belge et d’origine ivoirienne (Jhaya Caupenne) ; et un.e brésilienne (Acauã El Bandide Shereya). Tandis que certain.es sont artistes (danseur.euses ou performer.euses), d’autres, non. Après un premier round sous tension où les interprètes investissent tout le plateau, la musique disparaît et le noir se fait dans la salle. Iels rejoignent leur chaise et commencent à se préparer, qui manger, qui se vêtir, toustes se maquiller tandis que résonne Le Boléro de Ravel. Va ensuite se déplier diverses séquences soutenues par des musiques populaires et jusqu’à une comptine finale. Il y a l’incarnation de chiens dont l’agressivité suscite le malaise ; des danses en solitaire ou à plusieurs ; de sonores bulles de chewing-gum (et telles des sales gosses iels iront jusqu’à se couvrir le visage avec) ; des tressages de cheveux à n’en plus finir ; des distributions de bonbons ; etc. Si les atmosphères se succèdent, toutes sont marquées par un goût insolent pour la provocation, le trivial, le vulgaire, et le retournement des situations.
On pourrait de temps à autre trouver la création encore un brin décousue ou relâchée dans son rythme, regretter que l’écriture de la pièce soit par trop lisible avec un enchaînement des séquences parfois abrupt. Outre que ce sentiment va s’atténuer au fil des représentations à venir, s’en tenir à cela serait manquer ce qui fait la puissance de Prophétique (on est déjà né.es). Car ce que produit ce spectacle dans son balancement perpétuel entre séduction et provocation, attraction et confrontation, violence et instants en suspension, âpreté et abandon, est une captation au plus juste des vies des interprètes. Des vies contraintes, marginalisées, violentées, en danger. Métaphorisant leur quotidien comme leurs sentiments et réflexions, le spectacle – sans oblitérer les personnalités de chacune comme les possibles solidarités ou divergences à l’œuvre – évite l’exotisation des corps et leur domestication. Exotisation de personnes non-binaires et transgenres à la peau foncée (des coordonnées charriant nombre de stéréotypes racistes, homophobes et transphobes). Domestication en voulant leur faire endosser une danse, des postures, des actions, des chansons qui ne seraient pas les leurs.
Construit avec, par et pour elles, l’on pressent que ce travail, qui plus est, les déplace. Si seule une partie d’entre elles sont des artistes professionnelles, toutes cheminent ensemble vers une revendication commune à vivre en liberté leur vie, leurs genres, leurs désirs. C’est cette trajectoire aussi joyeuse que traversée de souffrances que dessine jusque dans un final à l’infinie douceur Prophétique (on est déjà né.es). Et ce parcours qui leur permet en s’affirmant sur scène de retourner le stigmate révèle la pertinence de l’intitulé : ces personnes annoncent autant l’espoir de sociétés plus inclusives qu’elles revendiquent déjà l’existence de cet avenir.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Prophétique (On est déjà né·es)
de Nadia Beugré
Direction artistique : Nadia Beugré
Avec Beyoncé, Canel, Jhaya Caupenne, Taylor Dear, Acauã El Bandide Shereya, Kevin Kero
Scénographie : Jean-Christophe Lanquetin
Création lumière : Anthony Merlaud
Assistant artistique : Christian Romain Kossa, Adonis NebiéProduction : Libr’Arts / Virginie Dupray
Coproduction : Festival Montpellier Danse 2023, Kunstenfestivaldesarts Bruxelles, Théâtre Le Rideau Bruxelles, Points Communs Cergy Pontoise, Holland Festival Amsterdam, CULTURESCAPES 2023 Sahara, ICI-Centre Chorégraphique National de Montpellier Occitanie / direction : Christian Rizzo, Festival d’Automne à Paris, Centre Pompidou Paris, La place de la danse CDCN Toulouse Occitanie, théâtre Garonne scène européenne Toulouse, Fonds Transfabrik – Fonds francoallemand pour le spectacle vivant, Tanz im August / HAU Hebbel am Ufer Berlin, Spielart Festival Munich, Theater Freiburg, Africa Moment.Libr’Arts est soutenue par la DRAC Occitanie – Ministère de la Culture et de la Communication, au titre de compagnie conventionnée de la région Occitanie.
Kunstenfestivaldesarts, Le Rideau
du 11 au 14 mai 2023Montpellier Danse
21 et 22 juin Théâtre de la VignetteTanz im August, HAU 2, Berlin
11 et 12 aoûtFestival d’Automne à Paris
Points Communs Cergy
14 et 15 novembre
Centre Pompidou
du 30 novembre au 3 décembre 2023
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