Alors qu’il met en scène La Mort de Danton de Büchner à la Comédie-Française, l’ancien directeur du Théâtre du Peuple de Bussang vient de prendre ses fonctions à la tête du Théâtre de Lorient. Entretien avec l’artiste le plus actif de ce début d’année.
Quel bilan tirez-vous de vos cinq années à la tête du Théâtre du Peuple de Bussang ?
Simon Delétang : Ce fut une expérience singulière, au plus près d’un territoire où il y a énormément à faire. Pendant cinq ans, j’ai poursuivi la professionnalisation du Théâtre du Peuple, multiplié les actions en matière d’éducation artistique et culturelle, mais aussi structuré un réseau grâce à un travail de terrain. Mon idée était de faire de Bussang un haut-lieu du théâtre populaire et pas seulement un lieu de divertissement estival, de répondre à cette utopie du théâtre pour tous et à la désertification culturelle qui touche cette région. J’ai dû me mettre davantage à l’écoute des gens, inventer un nouveau rapport au public et créer plus de proximité avec lui. L’instauration d’une grande création à l’automne, tout comme le projet Lenz, m’ont permis, je crois, d’apporter ma pierre à l’édifice, et de faire grandir ma conscience des territoires. Cela m’a demandé beaucoup d’énergie, m’a fait vieillir plus vite, mais cela valait le coup.
Pourquoi avoir décidé de quitter Bussang alors que votre mandat courait jusqu’en 2025 ?
Mon mandat a été renouvelé sur la base d’un nouveau projet sur les termes duquel, une fois leur décision prise, les membres de l’association qui gère le théâtre souhaitaient revenir. Je voulais notamment faire évoluer la saison d’été, et plus particulièrement le spectacle du soir, car l’alternance engendre une lourdeur technique et financière qui grève le disponible artistique et empêche de dégager des marges pour le reste de l’année. Prenant acte de ces blocages, j’avais dit à l’association que je tenterais de partir pour mener une aventure ailleurs. L’été dernier, j’ai aussi eu l’impression d’atteindre une forme d’accomplissement artistique, professionnelle et personnelle, d’avoir trouvé la bonne formule pour Bussang : l’organisation était impeccable, le public au rendez-vous, les spectacles ont eu du succès. Il aurait donc été particulièrement difficile pour moi de me remotiver pour imaginer une nouvelle saison si je n’avais pas été nommé à Lorient.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce CDN en particulier ?
Je le connaissais pour y avoir joué, il y a près de dix ans, La Mort de Danton dans la mise en scène de Ludovic Lagarde. À l’époque, j’avais été marqué par le fait que, depuis les loges, on puisse voir les pelouses du stade du Moustoir, par ce lien étroit entre le théâtre et le sport. Par le passé, j’ai également eu l’occasion de faire une tournée décentralisée en Ille-et-Vilaine avec un spectacle sur le foot à partir d’On est les champions de Marc Becker. Alors, au moment où j’ai appris le départ anticipé de Rodolphe Dana, j’y ai vu une contingence positive, une occasion de me rapprocher de cette région authentique, avec une spécificité culturelle très forte.
Le Théâtre de Lorient est lui aussi très spécifique, et notamment marqué par l’empreinte d’Eric Vigner qui, avant Rodolphe Dana, l’a dirigé pendant 20 ans…
Même dans sa structuration, celle d’un EPCC, résultat de la fusion entre un CDN et un théâtre municipal, ce lieu est atypique, et je crois que c’est cela qui m’intéresse car cet atypisme me permet de faire un pas de côté. Tout l’enjeu sera de faire la synthèse entre ce que Rodolphe Dana et Eric Vigner ont initié, entre des spectacles grand public, avec des actrices et des acteurs connus qu’on a envie de voir, et de la création contemporaine. La programmation du Théâtre de Lorient est aussi pluridisciplinaire, ce qui est nouveau pour moi, et je compte bien proposer des formes différentes et tisser des liens entre les disciplines, par exemple entre la danse et le jeune public.
Comment se déclineront ces intentions ?
À travers un projet intitulé « Pour un théâtre de terrain ». Le mot « terrain » a une double signification et fait référence, à la fois, au territoire et au terrain de sport. Je souhaite profiter de notre voisinage avec le stade du Moustoir pour aller au contact de tous les publics, pour encourager les supporters de foot – avec qui je désire, par ailleurs, conduire un projet de création – à venir au théâtre, mais aussi les spectateurs de théâtre à se rendre au stade, grâce à des billets couplés ou à des opérations spécifiques. Je veux aussi accentuer le travail sur les territoires, et notamment dans l’arrière-pays rural où il sera important de développer un réseau avec plusieurs partenaires. Pour cela, je m’appuierai sur le comédien Julien Chavrial qui garde son statut d’acteur permanent et sera chargé de mener différentes actions, mais aussi sur une logique de co-construction avec les communautés de communes. J’ai également l’intention de créer des nouveaux temps forts sur le territoire, des lieux du patrimoine lorientais jusqu’aux plages, afin que le théâtre sorte de ses murs et puisse toucher le public le plus large possible.
Serez-vous accompagné par des artistes en particulier ?
J’ai choisi d’associer à ce projet dix artistes compagnons : l’autrice Leïla Slimani – qui écrira sa première pièce de théâtre que je monterai en 2025 –, la circassienne Chloé Moglia, les chanteuses lyriques Sabine Devieilhe et Stéphanie d’Oustrac, l’autrice Magalie Mougel – qui portera notamment un projet de théâtre jeune public –, le comédien Vincent Dedienne, le circassien-conteur Bonaventure Gacon, le chorégraphe Thierry Thieû Niang, le metteur en scène Clément Hervieu-Léger et le chanteur Stéphane Degout. L’idée est de faire participer chacune et chacun à des temps forts que je veux mettre en oeuvre. En parallèle, nous soutiendrons quatre compagnies pour des créations de théâtre pur : celles de Lena Paugam, Emmanuel Meirieu, Julie Guichard et Antoine de la Roche qui travaille notamment dans les salles des fêtes.
On sait que les changements de direction à la tête des CDN sont des moments charnières, parfois générateurs de tensions, notamment dans un lieu tel que le Théâtre de Lorient qui vient de vivre plusieurs années difficiles. Comment vous y êtes-vous préparé ?
Je suis assez armé car j’ai déjà géré deux théâtres, ce qui me permet de ne plus avoir de fausses attentes. Lors de sa mandature, Rodolphe Dana a dû gérer la fusion du Grand Théâtre de Lorient et du CDDB. Ce fut une lessiveuse pour lui, mais cela l’aurait été pour n’importe qui. Aujourd’hui, tout va mieux et je vais pouvoir travailler avec une équipe jeune, débordante d’envie, qui a beaucoup d’attentes par rapport à ma prise de fonction. Toutefois, je les ai déjà mis en garde : mon projet se mettra en place progressivement et il faudra au moins deux ans pour qu’il soit effectif car tout ce que je veux développer prendra beaucoup de temps. Par ailleurs, j’ai conscience de ce qui n’allait pas pour unifier le CDDB et le Grand Théâtre, pour avoir trois salles, si on ajoute le Studio, mais un établissement unique. Pour le moment, les strates de l’histoire qui ont abouti à la création de ce CDN sont encore beaucoup trop perceptibles, et nous allons avoir beaucoup de travail à fournir pour donner une visibilité, une accessibilité et une lisibilité à ce projet. Afin que les Lorientaises et les Lorientais se réapproprient ce lieu, j’ai d’ailleurs décidé de mener une consultation populaire pour donner le nom d’un artiste à chacune des salles, comme gage d’unité.
Parallèlement à votre prise de fonction à Lorient, vous mettez en scène La Mort de Danton à la Comédie-Française. Pourquoi avoir fait ce choix qui apparaît symbolique lorsqu’on connaît l’histoire tumultueuse de la Maison de Molière et de la Révolution française ?
J’ai repoussé au maximum le moment où j’allais m’atteler à cette pièce très complexe. À l’histoire de la Révolution française, s’ajoutent de multiples références à l’Antiquité, mais aussi la vision qu’un auteur allemand, en l’occurence Büchner, a de ces événements. Mon choix s’explique avant tout par la volonté d’organiser une rencontre entre un texte et une institution car La Mort de Danton n’avait jamais été jouée à la Comédie-Française. Or, il y a un véritable vertige à croiser l’histoire de ce lieu et l’histoire de France, surtout lorsque l’on sait que la troupe du Roi avait, à l’époque, été sauvée in extremis de la guillotine par un bienfaiteur. C’est aussi une grande pièce de théâtre, très inspirée de Shakespeare et de Goethe, mais également particulièrement documentée. Elle conte, avant tout, l’histoire d’une révolution sociale qui n’a pas eu lieu et montre comment une génération d’hommes s’est auto-détruite. Au long de sa réflexion sur la mort et sur la fin, cette oeuvre développe une forme de mysticisme. Pour autant, les personnages n’ont rien à voir avec des soldats de plomb, mais sont avant tout des êtres de chair et de sang.
Propos recueillis par Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
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