Tommy Milliot fait sien le texte du dramaturge australien Angus Cerini où trois femmes, pour endiguer les violences qu’elles subissent, sont contraintes de se faire justice elles-mêmes.
« Avec une balle dans le cou, ta tête de crétin a l’air bien mieux qu’avant. » La première réplique de L’Arbre à sang claque dans l’air et pose les bases de ce qui, une heure durant, traduira le sentiment, intime, profond et enivrant, de la vengeance accomplie. Elles sont trois à se tenir, là, côte à côte, face à ce corps à qui, quelques minutes plus tôt, elles ont ôté la vie. Pour M’man et ses deux filles, Ada et Ida, il n’est question ni de justification, ni de repentir. Devant le cadavre de leur père et mari, elles se délectent, fières d’avoir – enfin, doivent-elles penser – abattu celui qui, pendant tant d’années, leur a mené une vie d’enfer. Car, au-delà de son comportement rustre, l’homme, comprend-t-on au détour d’allusions, n’hésitait visiblement ni à les battre, ni à les violer. En même temps que sa mort, les trois femmes célèbrent une délivrance, et font jaillir les éclats d’une haine depuis longtemps recuite.
Une fois les dernières banderilles langagières plantées, le trio doit, comme tout bon meurtrier, solutionner le problème du cadavre qu’il faut, le plus urgemment possible, faire disparaître. Aux visiteurs de passage, tels Mr. Jones et Mrs. Smith, qui s’interrogent sur l’absence du père et mari, Ada, Ida et leur mère servent un discours plus ou moins rôdé, fondé sur une prétendue visite de l’homme à sa soeur, elle aussi honnie. Dans leur façon de faire corps face à l’adversité, dans leur manière de parler d’une même voix qui semble simplement diffractée, les trois femmes prennent alors l’allure d’un Cerbère qui, après avoir dévoré son ennemi juré, chercherait, malgré les doutes qui progressivement l’assaillent, à protéger son secret qui peut, parfois, devenir bien lourd à porter.
En s’emparant de cette pièce aussi forte que troublante d’Angus Cerini, Tommy Milliot semble prolonger son exploration de la vengeance au féminin, entamée il y a quelques mois avec son adaptation de Médée. Comme il l’avait fait aux commandes du chef-d’oeuvre de Sénèque, le jeune metteur en scène opte pour un parti-pris radical, porté par un espace en tri-frontal qui permet d’être au plus près, pour ne pas dire au contact, de ces trois femmes. Sans doute héritée de la création en itinérance dans plusieurs villes aux alentours de la Comédie de Béthune, la simplicité de la scénographie, composée de trois chaises, d’un parquet et d’une rampe de projecteurs, place le texte du dramaturge australien, traduit par Dominique Hollier, au centre de tout. Syncopée, rugueuse, à l’image de l’Australie rurale où elle prend racine, sa langue apparaît forte de son économie, capable d’alimenter une dynamique chorale qui cimente, unit et renforce l’union des deux filles et de leur mère face à un environnement qui, partout, fleure l’hostilité, à l’instar de ces animaux – rats, corbeaux, renards… – qui ne tardent pas, au fur et à mesure des heures qui passent, à transformer le cadavre du père et mari en festin, diablement royal et utile.
Si l’on peut regretter que Tommy Milliot n’aiguise pas suffisamment le côté le plus grinçant du texte d’Angus Cerini, il parvient, malgré tout, à en dégager l’humour, à la fois subtil et sulfureux, mais aussi politique, dans sa façon de donner à voir trois femmes contraintes de se faire justice elles-mêmes pour mettre fin aux violences qu’elles subissent et garantir leur survie. Surtout, dans sa direction d’actrices, le metteur en scène réussit à tenir une fine ligne de crête. Sans gommer leurs origines sociales et territoriales, il évite soigneusement de faire d’Ada, d’Ida et de leur mère des « bouseuses » d’Épinal, mais cherchent à les rendre les plus universelles possibles, dans les limites imposées par le dramaturge australien. À ce jeu rendu complexe par une langue assez inhabituelle sur les plateaux de théâtre, Lena Garrel, Dominique Hollier et Aude Rouanet satisfont avec une certaine aisance, et donnent à ces trois femmes un visage dual, inquiétant et touchant, menaçant et malin, monstrueux et humain, tels des Janus qui, en même temps que les horreurs du passé, regarderaient les promesses de l’avenir.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
L’Arbre à sang
Texte Angus Cerini
Traduction Dominique Hollier
Mise en scène, scénographie et costumes Tommy Milliot
Avec Lena Garrel, Dominique Hollier, Aude Rouanet
Création lumière Nicolas Marie
Dramaturgie Sarah Cillaire
Assistanat mise en scène Matthieu HeydonProduction Man Haast ; La Comédie de Béthune – CDN Hauts-de-France
Coproduction Les Plateaux Sauvages
Coréalisation Les Plateaux SauvagesLa compagnie Man Haast est conventionnée par le ministère de la Culture – DRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur et soutenue par la Région SUD, le département des Bouches-du-Rhône, la Ville de Marseille.
L’Arbre à sang a reçu le soutien à la traduction de la Maison Antoine Vitez et est publié aux Éditions Théâtrales.Durée : 1h
Les Plateaux Sauvages, Paris
du 25 septembre au 5 octobre 2023Actoral, Festival des arts et des écritures contemporaines, Marseille
le 7 octobreLe Centquatre, Paris
du 2 au 10 février 2024Théâtre Joliette, Marseille
du 10 au 12 avril 2024
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