Ce seul-en-scène de Nil Bosca aussi puissant, (très) drôle, qu’émouvant donne à voir le cheminement d’une jeune femme vers la réalisation de son désir intime : jouer.
Si Euphrate est un fleuve traversant notamment la Turquie, la Syrie, l’Irak et délimitant pour partie la Mésopotamie – qui est considérée comme l’un des berceaux de l’humanité, c’est aussi un prénom. En l’occurrence celui du personnage qu’interprète Nil Bosca dans sa création éponyme : soit une jeune femme d’aujourd’hui qui, entre doutes et interrogations, chemine vers la découverte de son désir intime. Lorsque le spectacle débute, Euphrate énumère face au public des noms de métier, les commentant à loisir : « acousticien, acousticienne, aide à domicile, accessoiriste : non moi je veux pas m’occuper de choses accessoires, (…), etc. » Son indécision mâtinée d’humour s’énonce dès cette séquence où, alors âgée de dix-sept ans, Euphrate n’a plus qu’une poignée de jours pour choisir son orientation post-bac. Si cette française d’origine normande par sa mère et turque par son père hésite quant à son avenir, son incertitude résonne avec une autre : celle de son identité enracinée dans une double culture et à laquelle certains de ses interlocuteurs ne cessent de la renvoyer. C’est donc le récit d’apprentissage d’une toute jeune adulte, où il s’agit autant de composer entre l’héritage familial, les attentes parentales, le déterminisme social et autres diverses injonctions, qu’Euphrate déplie.
Ce parcours chronologique, Euphrate le livre dans une succession de séquences marquées par une même modestie formelle et une grande intelligence du plateau. Avec pour seuls accessoires un portant et quelques costumes, une table et une chaise, la comédienne donne corps, chair, images, voix à une multiplicité de lieux, de personnes, de périodes. De ses rendez-vous avec une conseillère d’orientation – où s’exprime le racisme bienveillant de cette dernière – à ses discussions avec son père couturier ; de ses divers cursus universitaires suivis à son voyage à Bektasli dans le village dont son père est originaire ; tout nous est transmis avec une économie de signes (non dénués de poésie et d’humour, telle la dissection d’un rat représenté par un ensemble de fermetures éclair, façon de rappeler que ce choix d’études répond avant tout au désir du père).
Alors, certes, il y a peut-être face à cette création – la première qu’écrit et met en scène (en complicité avec plusieurs artistes) Nil Bosca – une forme de curiosité. Soit celle que suscite toute autofiction – et qui est encore amplifiée lorsqu’il s’agit d’un spectacle plutôt que d’un livre. Qu’est-ce qui dans ce que l’on voit, entend, découvre du personnage relève de l’autobiographie et de la fiction ? Quels sont les éventuels tours et détours empruntés pour contourner l’une par l’autre ? De « Nil Bosca » à « Euphrate Tosca », qu’y a-t-il de commun et de différent ? Autant de questions qui rappellent à quel point le théâtre se prête bien à ce genre, tant les possibilités d’invention et d’imaginaire offertes par le plateau creusent les écarts entre ce qui est dit et ce qui est donné à voir, entre ce que l’on nous raconte et ce que l’on y projette.
Mais au-delà de l’ambiguïté et du trouble travaillés, et outre que toute interprétation invite l’acteur à une mise en jeu de lui-même, Euphrate séduit autant que saisit. Par son texte, aussi sensible que pudique, précis qu’attentif à laisser des béances, des silences. Par son interprétation : comédienne, danseuse, chanteuse, Nil Bosca a une présence d’une puissance et d’une expressivité rares, jamais affectées. Lorsque les mots ne suffisent plus, le corps vient volontiers prendre en charge l’indicible, amplifiant encore les émotions traversées. Par sa mise en scène, aussi économe que pertinente dans sa façon de signaler avec peu de choses, d’aller à l’essentiel sans appauvrir le sens. Et par ce qui anime Euphrate/Nil. En épinglant avec beaucoup d’humour et de finesse le racisme, les assignations, la question des identités, Nil Bosca raconte une quête. Celle d’une jeune femme animée par le désir de trouver sa place. Cela elle le fait par l’entremise de Afife Jale, première actrice musulmane turque, née en 1902 et morte à l’âge de trente-neuf ans. Par l’évocation et la convocation de cette figure tutélaire se raconte une histoire de transmission et de lignées – de celles non pas dont on hérite mais que l’on s’invente, que l’on se construit. À travers cette « rencontre » entre deux femmes qui ne se sont jamais connues, la première permet à la seconde d’affirmer ses ambitions, sa volonté, ses désirs. Sans renier ses origines, ni évacuer la possibilité de la tristesse, comme du courage.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Euphrate
Écriture, interprétation et mise en scène : Nil Bosca
Mise en scène : Stanislas Roquette et Olivier Constant
Collaboration à l’écriture : Hassam Ghancy et Alexe Poukine
Assistante à la mise en scène : Jane David
Regard chorégraphique : Chrystel Calvet
Son : Stéphanie Verissimo et Julien Hatrisse
Lumière : Geneviève Soubirou
Accompagnement scénographique : Cerise Guyon
Regard complice : Frédéric Le Van
Production Compagnie Artépo
Avec le soutien d’Anis Gras, du Théâtre de Suresnes Jean Vilar, du LMP, de l’ECAM, de l’Abbaye du Reclus, de l’Auberge de jeunesse Yves Robert, de Nouveau Gare au Théâtre, du théâtre de L’étoile du nord, de la Région Ile-de-France, du département du Val-de-Marne et de la DRAC Ile-de-France.
Théatre de la Cité Internationale – Paris
du 6 au 18 novembre 2023
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !