En s’emparant avec force de la pièce coup de poing de Lucy Kirkwood, la metteuse en scène donne à voir, et à entendre, le spectacle le plus féministe et sororal de cette saison.
Après avoir interrogé les illusions d’une génération qui avait cru au progrès infini et à la liberté absolue, sur fond de désastre écologique, l’autrice s’empare dans Le Firmament d’un autre sujet sociétal brûlant d’actualité, la condition féminine, qu’à travers cette pièce aux atours historiques, elle ausculte de la plus vigoureuse, et poignante, des manières.
Son ancrage, Lucy Kirkwood le trouve au XVIIIe siècle, en mars 1759 pour être précis, à la frontière entre le Norfolk et le Suffolk, en plein cœur de l’Angleterre rurale. Tandis que tous les habitants ont les yeux rivés vers le ciel en attendant le passage de la comète de Halley – qui, depuis, n’est reparue que trois fois dans nos cieux, comme un symbole de la proximité de cette époque avec la nôtre –, Sally Poppy, une domestique âgée de 21 ans, est condamnée à mort pour le meurtre de la fille d’un Lord. Si son sort est déjà scellé par la justice, la jeune femme « plaide le ventre » ou, pour le dire autrement, affirme être enceinte, ce qui, si cela était confirmé, lui permettrait d’échapper à la pendaison, et de voir sa peine commuée en exil à vie. Afin d’en avoir le cœur net, douze femmes sont convoquées par le tribunal local pour former un jury populaire. Avec un air de Douze hommes en colère, elles se retrouvent enfermées dans une salle, « sans nourriture, boisson, feu, ni chandelle », et sans autre expertise que leur propre expérience de femme, pour statuer sur la condition de Sally, que l’une d’entre elles, Elizabeth, l’accoucheuse de la quasi-totalité de ces mères, défend plus ardemment que d’autres.
À travers les échanges, souvent houleux, de ces « matrones », saupoudrés de traits d’humour pince-sans-rire, c’est à un portrait de la société d’hier, mais aussi d’aujourd’hui, que Lucy Kirkwood se livre. Insuffisamment éduquées, dévolues aux tâches domestiques – de la couture au port de seaux d’eau, du battage de tapis à la confection du pain, de la cuisine au ménage en passant par la lessive à la main –, soumises aux desiderata d’hommes tout-puissants, cantonnées à leurs rôles d’épouse et de mère, elles peinent à exister par et pour elles-mêmes dans le carcan social où elles ont été enfermées à double tour. Pour elles, les délibérations de ce jury populaire, aiguillonnées par le personnage d’Elizabeth, apparaissent, tout à la fois, comme un acte d’affirmation, de libération et d’élévation individuelle, propulsé par ce petit morceau de pouvoir que la gent masculine a, pour une fois, et apparemment, bien voulu leur céder.
En creux, se dessinent aussi des résonances fortes avec les combats féministes actuels, qu’ils aient trait au traitement du corps féminin, et à sa méconnaissance crasse – « Je trouve très curieux qu’on en sache plus sur les mouvements d’une comète à des milliers de kilomètres d’ici que sur le fonctionnement du corps d’une femme », ironise l’une d’elles –, à la domination patriarcale qui exerce sa tutelle intellectuelle, maltraite psychologiquement et/ou physiquement les femmes, jusqu’en à en faire parfois des êtres sous emprise, mais aussi à cette charge mentale qui occupe leur esprit et transforme leur vie en sacerdoce. Si toutes ne sont pas des saintes, empêtrées dans les non-dits et acculées par le corps social à commettre, en secret, des actes moralement et/ou judiciairement répréhensibles, elles révèlent leur statut d’héroïnes silencieuses du quotidien, et s’imposent comme les piliers d’une société où elles mènent des combats pied-à-pied, corps-à-corps, souvent en solitaire, alors que les hommes, judicieusement réduits au silence, sont tout juste bons à éructer leur soif de sang sous les fenêtres du tribunal.
Cette pièce chorale, empreinte de réalisme social et de magie noire, en écho lointain, sans doute, à la figure de la sorcière, Chloé Dabert s’en empare avec une force et une radicalité certaines. Dans son espace scénographique, conçu par Pierre Nouvel, la metteuse en scène combine les deux époques qui, progressivement, se superposent : aux superbes costumes de Marie La Rocca les oripeaux du XVIIIe siècle, au décor tout en noir et blanc l’épure de notre monde contemporain. Armée d’une réelle maîtrise du plateau, elle profite du chapitrage de Lucy Kirkwood pour alterner les styles et s’adonner, avec parcimonie, à quelques séquences vidéos qui ne sont pas sans entrer en résonance avec l’écriture cinématographique de l’autrice britannique. Soutenues par une mise en scène qui dose ses effets pour ne jamais en faire trop, tout en réussissant à faire monter la tension et la pression, les treize comédiennes se présentent comme autant de femmes puissantes. Emmenées par Bénédicte Cerutti, incandescente en féministe d’avant-garde, et Andréa El Azan, vibrante en condamnée blessée et révoltée, toutes parviennent à profiter de l’élan du groupe, peu à peu uni par une force sororale – dont l’air de Kate Bush, Running Up That Hill, fredonné à l’unisson, est la manifestation la plus sensible –, et à offrir une individualité particulière à chacune. En ressort un spectacle fort, intense et réflexif à bien des égards, qui s’impose, assurément, comme l’un des meilleurs de cette rentrée.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Firmament
de Lucy Kirkwood
Traduction Louise Bartlett
Mise en scène Chloé Dabert
Avec Elsa Agnès, Sélène Assaf, Coline Barthélémy, Sarah Calcine, Bénédicte Cerutti, Gwenaëlle David, Brigitte Dedry, Marie-Armelle Deguy, Olivier Dupuy, Andréa El Azan, Sébastien Éveno, Aurore Fattier, Asma Messaoudene, Océane Mozas, Léa Schweitzer, Arthur Verret
Assistanat à la mise en scène Virginie Ferrere
Collaborateur artistique Sébastien Éveno
Scénographie, réalisation Pierre Nouvel
Création costumes Marie La Rocca
Création lumière Nicolas Marie
Création son Lucas Lelièvre
Maquillage Judith Scotto
Stagiaire assistante à la mise en scène Mégane Arnaud
Tournage film Mohamed Megdoul (cadreur), Raphael Dallaporta (chef opérateur), Thomas Lanza (assistant réalisateur), Léone Lagrange et Misha Chamillot-Ferrere (figurants)Production Comédie – CDN de Reims
Coproduction Théâtre de Liège – DC&J Création ; Comédie de Caen – CDN de Normandie ; Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis ; Scène nationale du Sud-Aquitain ; ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie ; Le Parvis – scène nationale de Tarbes-Pyrénées ; Le Quai – CDN Angers Pays de la Loire
Avec le soutien du Tax Shelter du Gouvernement fédéral de Belgique, d’Inver Tax Shelter et du CENTQUATRE-PARIS
Avec la participation artistique du Jeune théâtre nationalLe Firmament est publié aux éditions de L’Arche.
Durée : 2h45 (entracte compris)
du 8 au 15 janvier 2025
Théâtre du Rond-Point, Paris
du mardi au vendredi, 19h30 – samedi, 18h30
Relâche : les 12 et 13 janvier23 janvier 2025
Théâtre Le Carreau / Forbach (57)31 janvier 2025
Théâtre Escher, Esch-surAlzette / Luxembourg (LU)5 — 7 février 2025
Théâtre de Liège (BE)19 et 20 février 2025
Comédie de Clermont-Ferrand – Scène Nationale (63)26 et 27 février 2025
Le Grand R / La-Roche-sur-Yon (85)7 mars 2025
Centre culturel Jacques Duhamel / Vitré (35)13 et 14 mars 2025
Théâtre du Beauvaisis – Scène Nationale / Beauvais (60)
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