Dans Vania/Vania ou le démon de la destruction, le metteur en scène Clément Poirée confronte Oncle Vania et L’Homme des bois d’Anton Tchekhov, mais ne parvient pas à créer une synergie suffisamment féconde entre ces deux œuvres cousines.
Enchevêtrer Oncle Vania et L’Homme des bois – aussi intitulée Le Sauvage ou Le Génie des bois, en fonction des traductions. La démarche est tentante, séduisante même, tant ces deux pièces d’Anton Tchekhov semblent à une décennie d’intervalle se répondre, la seconde étant souvent présentée comme le « brouillon » de la première. Pour sa nouvelle création au Théâtre de la Tempête, Clément Poirée s’y est essayé, et il n’est d’ailleurs pas le seul. Son expertise du dramaturge russe en bandoulière, Eric Lacascade avait, lui aussi, il y a plusieurs années, tenté cette expérience tchekhovienne en diable et imbriqué, avec succès, des fragments de L’Homme des bois dans son Oncle Vania. En ressortait une version augmentée où, sur fond de chaos familial et sentimental généralisé, l’optimisme forcené de la première – qui jouit d’une fin heureuse, quasi enfantine – contaminait l’incroyable violence de la seconde, et inversement.
Dans son Vania/Vania ou le démon de la destruction, Clément Poirée ne procède pas aussi franchement. Plutôt que de directement les entremêler, le directeur du Théâtre de la Tempête préfère mettre ces deux œuvres en parallèle par le truchement d’un tandem de scénaristes. Réunis à l’occasion d’une résidence d’écriture dans la maison de campagne du mari de l’un d’eux, les deux auteurs ont cinq jours pour écrire la trame de leur prochain film, Le démon de la destruction, qu’ils conçoivent comme un drame familial avec les personnages de Tchekhov pour protagonistes. Après des débuts plutôt laborieux, ils ont bientôt la surprise de voir Sonia, Maria, Vania, Alexandre et consorts déborder de leur imagination et s’inviter en chair et en os sur le plateau pour jouer le drame de leur vie. Toutefois, des dissensions ne tardent pas à apparaître entre eux sur le devenir de cette petite bande : tandis que l’une reste fidèle à Oncle Vania, l’autre choisit la voie de L’Homme des bois, comme deux horizons, deux directions, qui offrent aux figures tchekhoviennes, au gré de quelques détails, des avenirs radicalement différents.
Ce subterfuge dramaturgique, Clément Poirée assure l’utiliser pour « révéler une troisième histoire, celle des mouvements intimes de l’âme de son auteur », mais, à l’épreuve des planches, il n’en est rien, ou si peu. Plutôt que d’entrer en synergie, les deux pièces se regardent en chiens de faïence et s’appauvrissent l’une l’autre dans un ensemble qui, s’il reste limpide, ne parvient jamais vraiment à renouer avec l’âme tchekhovienne, avec cette langueur qui fait tout le sel de son théâtre et permet de comprendre le profond malaise, voire la déréliction dans laquelle sont plongés l’ensemble des personnages. Surtout, la qualité textuelle du montage est si faible qu’elle peine à mettre en relief cette union, à en donner les clefs, et même à la justifier. Les passages les plus beaux sont offerts par Tchekhov lui-même, jamais par cette confrontation artificielle. Tout juste permet-elle de rendre les personnages plus sympathiques, quitte, parfois, à tordre le bras de leur mélancolie et à faire rire le public à leurs dépens, en dépit de leur profonde souffrance.
Malgré tout, les comédiennes et comédiens, fidèles de Clément Poirée, réussissent, dans leur immense majorité, à donner du relief aux figures qu’ils incarnent, à commencer par Elsa Guedj en énigmatique Sonia, Matthieu Marie en Michael (le nouveau nom de Mikhaïl) éperdument utopiste et désabusé, et Moustafa Benaïbout en scénariste tout feu tout flamme et largement lunaire. Reste que, insuffisamment servie par une adaptation qui ne montre que l’écume de ce que les personnages de Tchekhov ont à nous transmettre, leur performance, aussi juste soit-elle, a l’effet d’un coup d’épée dans l’eau. Au sortir, on ne peut alors que regretter Oncle Vania dans son plus simple appareil, capable de transcrire le poids des sacrifices et la pesanteur des sentiments, de suivre les élans du coeur et les tourments de la conscience, et de dire, surtout, que si le bonheur est parfois à portée de main, il en faut souvent bien peu pour qu’il nous échappe totalement.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Vania/Vania ou le démon de la destruction
d’après Anton Tchekhov
Adaptation et montage Moustafa Benaïbout, Louise Coldefy, Clément Poirée
Mise en scène Clément Poirée
Avec John Arnold, Moustafa Benaïbout, Louise Coldefy, Elsa Guedj, Thilbault Lacroix, Matthieu Marie, Emmanuelle Ramu, Tadié Tuéné
Scénographie Erwan Creff assisté de Caroline Aouin
Lumières Guillaume Tesson assisté d’Edith Biscaro
Costumes Hanna Sjödin assistée de Camille Lamy
Musique et son Stéphanie Gibert
Maquillages Pauline Bry-Martin
Collaboration artistique Pauline Labib-LamourProduction Théâtre de la Tempête
Coproduction Théâtre de Sartrouville et des Yvelines – CDN
Avec la participation du Jeune théâtre national
Le Théâtre de la Tempête est subventionné par le ministère de la Culture, la région Ile-de-France et la Ville de Paris.Durée : 2h40
Théâtre de la Tempête, Paris
du 15 septembre au 23 octobre 2022Théâtre de Sartrouville et des Yvelines – CDN
les 1er et 2 décembre
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