Avant de présenter Extinction, le deuxième volume de son Histoire de la littérature allemande au Printemps des comédiens à Montpellier puis au Festival d’Avignon, c’est à la Volksbühne de Berlin que Julien Gosselin a entamé son ambitieuse traversée avec un premier opus intitulé Sturm und Drang, une plongée palpitante et dévastatrice au cœur du romantisme.
Féru de littérature, Julien Gosselin est connu pour être le premier metteur en scène à avoir porté Michel Houellebecq au théâtre en France et pour avoir adapté quantité de sommes livresques (2666 de Bolaño, Don DeLillo). Invité par René Pollesch comme artiste associé à la Volksbühne de Berlin pour plusieurs saisons, il s’est naturellement tourné vers des monuments de la littérature allemande. Projetés sur trois écrans géants, les noms de Thomas Mann et de Johann Wolfgang von Goethe s’affichent en gros caractères blancs sur fond noir comme au générique d’un énorme blockbuster. Son titre, Sturm und Drang, emprunté à celui d’une pièce de Klinger, désigne l’incontournable mouvement culturel de l’Allemagne préromantique, né dans le sillage de l’Aufklärung dont Goethe demeure un représentant majeur. L’ambitieux projet poursuit sa lancée en France où dans quelques jours va naître le deuxième volet de la vaste série, cette fois, consacré à l’écriture plus acide de Thomas Bernhard et son roman Extinction.
Comme souvent chez Julien Gosselin, les textes et leurs intrigues s’entrelacent. La pièce met au cœur de son propos une figure féminine incandescente. Prénommée Charlotte, elle est l’être aimée du malheureux Werther qui donne son nom au roman épistolaire de Goethe paru en 1774 et dont le succès phénoménal ira jusqu’à entraîner un nombre de suicides exponentiel. Elle est aussi la protagoniste du livre historique Lotte in Weimar écrit par Thomas Mann en 1939. Ayant réellement existée, Charlotte Kestner née Buff, n’est autre que l’inspiratrice du personnage goethien, revenue à Weimar 44 ans après avoir rencontré l’auteur de génie. L’actrice Victoria Quesnel incarne merveilleusement cette double figure en lui conférant une grâce vibrante et intranquille, tandis que Werther est joué par une jeune femme, Marie Rosa Tietjen, particulièrement touchante.
Comme dans Le Passé, d’après l’œuvre de Léonid Andréïev, le metteur en scène aime jouer avec une esthétique troublante de classicisme. Des costumes d’époque, un mobilier cossu et classieux tout de boiseries d’apparat ornent le somptueux décors sans le surcharger. Chacun des deux ouvrages cités prend d’abord place dans un espace qui lui est propre : d’un côté, l’hôtel Elephant de Weimar dans lequel s’installent Charlotte avec sa fille arrivées en calèche ; de l’autre, la masure à colombages dans laquelle se joue en toute intimité la danse d’amour et de mort des protagonistes de Goethe. Les deux cohabitent et alternent sur un plateau tournant.
Dans ces mêmes murs, on suivra l’errance nocturne d’Aschenbach, autre figure torturée, cette fois extraite de Mort à Venise, la nouvelle la plus célèbre de Mann adaptée par Visconti au cinéma. Folle présence, profondeur inouïe, Martin Wuttke apparaît en homme solitaire et vieillissant, désœuvré et décadent. Plus tard, il sera l’incarnation même d’un Goethe lui aussi sur le déclin mais pétri d’orgueil et d’autorité, fièrement convaincu de son génie mais ironiquement perdu dans un décor d’opéra en toiles peintes et carton-pâte évoquant les falaises de Caspar David Friedrich peuplées de trois muses chimériques rappelant la Lorelei de Heine ou les facétieuses filles du Rhin de Wagner. Cette partie du spectacle, drôle à souhait, amuse sans pour autant éclipser la tonalité générale profondément mélancolique et désenchantée.
Le vaste plateau, ouvert sur de nombreux espaces invisibles de la salle, s’offre comme un univers à la fois bouillonnant de passion et désespérément moribond. Baigné d’un climat visuel et sonore ténébreux et enveloppant, il rend compte des puissants tourments intérieurs auxquels font écho une pluie à verse et des orages grondeurs. Sachant pouvoir compter sur une forte proposition formelle qui mêle jeu théâtral et film en direct, comme sur le jeu d’acteurs magistraux, tout en retenue, sans excès d’exaltation, mais dont l’émotion est chargée de dramatisme et d’intensité, Julien Gosselin ouvre en grand le champ, voire le gouffre, obsédant des désirs, des fantasmes et des frustrations. La chair et l’esprit avides et frémissants y sont comme happés par le vide et le néant. Hantés, dévastés, par la douleur et la mort, les êtres épris d’amour et de beauté, de combat, d’art et la liberté, s’accrochent à leurs aspirations autant qu’ils paraissent vampirisés. Et c’est de toute beauté.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Sturm und Drang
Histoire de la littérature allemande Vol.1
Mise en scène Julien Gosselin
Dramaturgie : Eddy D’Arango
Scénographie : Lisetta Buccellato
Musiques : Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde
Lumières : Niko Joubert
Vidéo : Jérémie Bernaert et Pierre Martin
Costumes : Caroline Tavernier
Avec
Henrik Arnst,
Benny Claessens,
Rosa Lembeck,
Emma Petzet,
Victoria Quesnel,
Marie-Rosa Tietjen,
Martin WuttkeDurée 4h
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