Dans les pas de William Shakespeare, la directrice du CDN de Besançon, Célie Pauthe, mesure les battements de coeur des femmes et des hommes sous l’épaisse cuirasse du pouvoir.
Comment ne pas voir dans la succession orchestrée par Célie Pauthe un jeu, subtil, de miroir inversé ? Entre Titus et Bérénice d’un côté, et Antoine et Cléopâtre de l’autre. Sur le destin des premiers, la directrice du CDN de Besançon s’était penchée, voilà quelques années, transformant Mélodie Richard en reine de Palestine irradiante d’amour ; dans les tourments des seconds, elle plonge aujourd’hui, à cor et à cri, façon, sans doute, d’établir un parallèle entre la rigueur racinienne, qui à la passion préfère le pouvoir, et la fantaisie shakespearienne, qui n’hésite pas à fendre les cuirasses pour laisser pleinement s’exprimer les coeurs. Comme si, plusieurs décennies après son prédécesseur, Titus avait retenu la leçon, celle de ne jamais prendre le risque de sacrifier ses lauriers d’empereur romain sur l’autel de sentiments, aussi puissants soient-ils, pour une reine étrangère. A moins qu’il ne s’agisse de souligner, en creux, le manque de courage intime – dans la version de Racine, à tout le moins – du fils de Vespasien en regard des actes de bravoure opérés par Marc Antoine pour les beaux yeux de la reine d’Egypte.
Car, chez Célie Pauthe, ce couple historique et théâtral mythique a la flamboyance des héros maudits, le charme de Roméo et Juliette d’âge mûr qui, alors qu’ils sont heurtés de plein fouet par une lutte de pouvoir, nourrissent une passion à la fougue quasi adolescente. Contrairement à Ivo van Hove qui, pour ses Tragédies romaines – Coriolan, Jules César et Antoine et Cléopâtre –, avait installé le tandem dans un décor à la froideur technostructurelle afin d’interroger la mécanique essentielle d’un système politique, la metteuse en scène s’intéresse à l’humanité qui jaillit, jusqu’à déstabiliser les femmes et les hommes d’Etat. Loin de la Grosse Bertha van hovienne, elle opte pour un écrin scénique à l’allure artisanale et place les personnages, dans toute leur complexité et toute leur naïveté, sur le devant de la scène pour mieux sentir leur pouls haletant. Au sein d’un seul et même espace d’un bleu profond, la voilà qui unit et réunit l’Orient et l’Occident, alterne les lumières chaudes de l’Egypte et l’environnement glacial de Rome, telles deux facettes de l’exercice du pouvoir, l’une dionysiaque et charnelle, l’autre sans pitié et cruelle.
Une dichotomie qu’elle prolonge, et cultive, dans sa direction d’acteurs. Face au jeu très incarné de Cléopâtre, Antoine et leur cour, immergés dans un bain d’ivresse passionnelle, Octave et consorts apparaissent dans toute leur raideur, martiale, calculatrice et distanciée, proche de cette attitude robotique, inhumaine, qui peut, parfois, naître dans le carcan de l’appareil d’Etat. Une sensation renforcée par le jeu tout en justesse de Dea Liane – qui remplace temporairement Mélodie Richard (elles joueront en alternance au Théâtre de l’Odéon) – qui donne à voir, sans tomber dans la caricature, la palette d’émotions d’une Cléopâtre aussi versatile qu’aimante, enfantine qu’autoritaire, servile que rusée au long des flux et des reflux de son histoire avec Marc Antoine, à qui Mounir Margoum offre un relief des plus sensibles, loin, très loin de l’armure du surhomme dont il est parfois affublé. A leur suite, Mashad Mokhberi et Glenn Maurasse, dans leurs rôles respectifs d’Iras et de messager à origines multiples, tirent notamment, et chacun à leur endroit, leur épingle du jeu pour faire naître un embryon d’empathie partisane. Tant et si bien qu’on en viendrait presque à espérer que le cours de l’Histoire s’inverse, qu’Antoine gagne, à l’arrachée, cette décisive bataille d’Actium, et raye de la carte ce faux frère qui semble, toujours, avoir un coup d’avance sur lui pour le faire trébucher.
D’autant que, sous le vernis tragique, Célie Pauthe a détecté les ressorts comiques glissés çà et là par Shakespeare comme pour enrober cette histoire dramatique d’une chaude douceur nacrée. Cette pièce, la metteuse en scène a su la saisir avec un double regard, aiguisé par la traduction sans ambages d’Irène Bonnaud. Si elle joue pleinement la carte de l’histoire d’amour, de troupe et de pouvoir à la sauce shakespearienne, elle l’appréhende aussi avec un point de vue malicieux qui lui permet de capter, et d’accentuer, les moments où le grand Will – et il le sait – en fait trop, jusqu’à provoquer des rires, souvent inattendus, dans un contexte où la tragédie impose son implacable marche vers l’abîme. Aux figures d’Antoine et Cléopâtre, Célie Pauthe confère alors une aura naturelle, vectrice d’une belle, touchante et sincère proximité. Tout se passe comme si elle parvenait à les faire descendre de leurs piédestaux théâtral et historique pour les rapprocher de nous et les transformer, en dépit de leur statut d’empereur et de reine, en êtres qui, avant toute chose, ont su s’aimer, se déchirer, puis s’aimer à nouveau. Jusqu’à la mort.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Antoine et Cléopâtre
de William Shakespeare
Traduction Irène Bonnaud en collaboration avec Célie Pauthe
Mise en scène Célie Pauthe
Avec Guillaume Costanza, Maud Gripon, Dea Liane, Régis Lux, Glenn Marausse, Eugène Marcuse, Mounir Margoum, Mahshad Mokhberi, Mélodie Richard, Adrien Serre, Lounès Tazaïrt, Assane Timbo, Bénédicte Villain, Lalou Wysocka
Collaboration artistique Denis Loubaton
Scénographie Guillaume Delaveau
Costumes Anaïs Romand
Lumière Sébastien Michaud
Son Aline Loustalot
Assistanat à la mise en scène Antoine Girard
Stagiaire assistante à la mise en scène Juliette Mouteau
Stagiaire création sonore Jehanne Cretin-Maitenaz
Ingénieur concepteur du décor Hervé CherblancProduction CDN Besançon Franche-Comté
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Avec le soutien de La Maison Louis Jouvet / ENSAD (École Nationale Supérieure d’Art Dramatique de Montpellier Languedoc-Roussillon)Durée : 3h45 (entracte compris)
Centre Dramatique National Besançon Franche-Comté
du 10 au 16 mars 2022La Comédie de Valence, CDN Drôme Ardèche
les 13 et 14 avril 2022Odéon – Théâtre de l’Europe, Paris
du 13 mai au 3 juin 2022
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