Dans Comme la mer, mon amour, qu’ils signent et interprètent ensemble, la comédienne Boutaïna El Fekkak et l’auteur Abdellah Taïa racontent leur amitié interrompue par une brusque disparition. Bien qu’attachante, leur autofiction peine à s’élever au-delà de l’anecdote intime.
Pour l’écrivain marocain Abdellah Taïa, l’écriture peut avoir vocation à réparer quelques morceaux d’un passé, de son passé de Marocain exilé en France. Dans Vivre à ta lumière, son nouveau roman sorti en cette rentrée littéraire, comme dans beaucoup d’autres – il est à ce jour auteur de treize livres –, il redonne par exemple vie par l’écriture à sa mère Malika, dont il se veut de ne pas avoir pris assez soin, qu’il regrette de ne pas avoir suffisamment écoutée lorsqu’il l’aurait pu. Dans la pièce Comme la mer, mon amour, qu’il co-signe et interprète avec la comédienne Boutaïna El Fekkak – Jérémie Scheidler les accompagne aussi à la mise en scène –, le retour en arrière qu’il opère est comparable. Là aussi, il s’agit de faire revivre une disparue : non pas Boutaïna, bien vivante, mais l’amitié qu’il a entretenue avec elle à Paris pendant de nombreuses années, jusqu’à sa disparition brutale. Ils reviennent pour cela sur leur relation en tentant d’inviter le spectateur à projeter une part de son intimité dans la leur. Faute d’une forme théâtrale adéquate, cette ouverture demeure hélas au stade de l’intention, du désir.
L’introduction d’Abdellah Taïa était pourtant pleine de promesses. Prolongeant au plateau le geste autofictif qu’il poursuit depuis ses premiers textes, il se présente au public. En quelques mots, il décrit la genèse de la pièce et son mode de fabrication. Ce faisant, il laisse entendre la singularité de Comme la mer, mon amour dans son parcours. On devine l’étrangeté qu’a dû représenter pour lui la pratique de l’écriture de plateau, beaucoup plus familière à Boutaïna El Fekkak, qui l’a notamment pratiquée dans ses deux créations personnelles précédentes, Feu sur la montagne et Le Frère ennemi. On espère alors que le déplacement vécu par l’auteur donne forme et force à la « vengeance marocaine » que celui-ci affirme avec malice réserver à son amie perdue et retrouvée, qui après avoir écouté dans l’ombre ce petit prologue se prête à la reconstitution qu’Abdellah lui impose. Structurée en chapitres non-chronologiques, cette remontée en arrière efface la présence de l’écrivain d’aujourd’hui. Les deux artistes se privent ainsi d’une strate qui aurait pu nourrir celle qui nous est présentée.
La raison de l’effacement de l’écrivain comme de la comédienne – il n’est jamais question de la profession actuelle de Boutaïna El Fekkak –, est assez claire et tout à fait louable : il s’agit, pour les deux co-auteurs, de faire vœu d’humilité afin de ne pas s’adresser qu’à ceux qui les connaissent et leur ressemblent, mais à tous. Avant l’écrivain et la comédienne, il y a donc dans Comme la mer, mon amour, l’homme et la femme. Il y a deux Marocains dont l’amitié se scelle en grande partie sur l’exil qu’ils vivent ensemble à Paris. Mais là encore, cet exil qui a par ailleurs fait l’objet dans l’œuvre d’Abdellah Taïa de récits très détaillés, n’est qu’effleuré. L’homosexualité de l’écrivain, autre motif récurrent de ses autofictions, n’est guère beaucoup plus développée. Dans une scène où les deux amis rejouent la dernière soirée passée tous les deux avant le grand éloignement – le 31 décembre 1999 –, Abdellah et Boutaïna abordent sur le ton de la plaisanterie leurs attirances respectives. La sexualité connaît ainsi dans Comme la mer, mon amour le même sort que l’exil et les quelques autres sujets que creuse infatigablement Abdellah Taïa de livre en livre – notamment le pouvoir, et la violence qu’il crée entre ceux qui le possèdent et ceux qui en sont dénués : elle est réduite à sa plus simple expression. Elle n’est plus trait de caractère, mais détail qui n’est plus assez distinctif pour être marqueur de personnalité.
La Boutaïna et l’Abdellah de Comme la mer, mon amour ne sont ainsi pas tout à fait la Boutaïna El Fekkak et l’Abdellah Taïa réels, ni les versions plus ou moins transformées d’eux-mêmes qu’ils mettent en scène dans leurs œuvres respectives. Ils en sont des versions simplifiées, expurgées de tout ce qui, selon eux – c’est du moins ce que l’on peut penser –, risquerait de porter atteinte à la dimension universelle, partageable de leur histoire. Mais à trop vouloir resserrer leur récit sur l’« essentiel », les deux artistes finissent par le perdre de vue. La forme dans laquelle ils ancrent leurs personnages à la consistance légère ne leur permet pas d’atteindre à la forme de parabole sur l’amitié et ses valeurs qu’ils paraissent vouloir atteindre.
Projeté sur un écran tendu en fond de scène, le montage réalisé par Jérémie Scheidler à partir de nombreux films égyptiens, offre aux interprètes un cadre fictif, nourri par des codes de jeu très étrangers aux leurs et plus encore aux nôtres, dont ils se saisissent d’une manière assez artificielle. Tantôt calquant leurs attitudes sur celles des acteurs égyptiens, très expressives, tantôt s’en éloignant, Boutaïna El Fekkak et Abdellah Taïa mettent à distance la dimension personnelle de leur histoire sans la remplacer par autre chose. Le cinéma égyptien, qui comme ils l’expliquent dans leur dossier fut l’un de leurs centres d’intérêts communs, est traité dans leur spectacle d’une manière trop flottante pour donner à celui-ci la densité qui manque aux protagonistes. À trop vouloir parler à tous, Comme la mer, mon amour peine à se partager au-delà du couple central, qui lui-même semble souvent paralysé par sa peur d’être trop particulier.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Comme la mer, mon amour
Texte et interprétation : Boutaïna El Fekkak, Abdellah Taïa
Mise en scène : Boutaïna El Fekkak, Abdellah Taïa et Jérémie Scheidler
Vidéo et dramaturgie : Jérémie Scheidler
Création et régie lumières : Jean-Gabriel Valot
Création et régie son : Loic Le Roux
Collaboratrice artistique : Noémie Develay-Ressiguier
Costumes : Benjamin Moreau
Regard scénographique : Lisa NavarroAdministration de production et diffusion : Florence Verney
PRODUCTION La compagnie d’Un pays lointain
COPRODUCTIONS Théâtre Central / La Louvière, Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines
RÉSIDENCES DE CRÉATION Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines, Théâtre des Quartiers d’Ivry – Centre Dramatique National, Théâtre de Chelles, Théâtre Central / La Louvière, Lilas en scène
AVEC LE SOUTIEN de l’Institut Français à Paris, du T2G, et de la DRAC Île-de-FranceThéâtre Ouvert
Du 12 septembre au 1er octobre 2022Tournée au Maroc avec les Instituts français du 28 novembre au 13 décembre 2022 (Tanger, El Jadida, Rabat, Fès, Meknès, Kénitra, Marrakech)
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !