Malgré l’intelligence du travail dont elle procède et la performance de la jeune garde de comédiens, l’adaptation par Tiago Rodrigues de l’ultime pièce de Tchekhov peine à produire des étincelles capables d’enflammer le plateau de la Cour d’honneur.
Il y a toujours, chez Tiago Rodrigues, cette façon si particulière de faire affleurer l’émotion. Au détour d’une image ou d’une phrase, le metteur en scène portugais met son moteur sensible, sa perméabilité au réel, sa subtile appréhension des textes au service de la scène pour la transformer en îlot humain, où les situations, aussi dramatiques soient-elles, et loin de naître aux forceps théâtraux, adviennent dans une incroyable douceur. En cela, l’aube de sa Cerisaie, donnée en ouverture du 75e Festival d’Avignon, est un modèle du genre. Dans un clair-obscur savamment travaillé, comme le sont toutes les lumières sculptées avec finesse par Nuno Meira, Lopakhine surgit avec le pas assuré des vainqueurs, et la Cour d’honneur lui semble tout acquise. Alors que, côté cour, Lioubov et consorts sont tapis dans l’ombre, le fils de moujik paraît déjà avoir pris possession de la Cerisaie et savourer, sans un mot, sa revanche à venir. Ceux qui bientôt déferlent, dans un grand éclat lumineux, ne sont en réalité plus que des fantômes, des scories d’un passé qui s’inviterait dans le présent, histoire de clore un chapitre, d’y mettre un point final, et de faire définitivement tourner la roue du temps.
Car, et Tiago Rodrigues, pourtant plus habitué à ses propres textes qu’à ceux du répertoire, l’a parfaitement compris, le noeud gordien de la dernière oeuvre de Tchekhov se tient là, dans ce changement irrépressible et irrémédiable. Celui qui, sans que l’on puisse y faire grand chose, balaie une époque pour qu’elle cède sa place à une autre, congédie une classe sociale qui, à force d’être sûre de sa domination éternelle, n’a pas vu le vent tourner, et érige les descendants d’anciens moujiks, longtemps condamnés au servage, en nouveaux maîtres. Malgré leurs manières grossières de parvenus, leur manque de goût et de culture qui leur vaut d’être méprisés, ce sont eux et bien eux qui sont en passe de prendre les rênes de la société, grâce cet argent devenu, à la faveur du capitalisme naissant, le nerf de la guerre. Sauf que, là où certains metteurs en scène se repaissent de la nostalgie et de la mélancolie propres à cette époque finissante, l’artiste portugais regarde cette métamorphose comme une destruction-créatrice, et ausculte, avec bienveillance, les promesses de jours meilleurs et les espoirs en gestation dans l’avénement de ce monde d’après.
Bien avant de prendre place dans la Cour d’honneur, sa Cerisaie est la Cour. A l’image de la demeure de Lioubov, la façade monumentale et décrépie du Palais des Papes a rarement paru autant sorti d’un autre âge qu’en regard de la modernité qui transpire par tous les pores scénographiques. Au milieu des sièges de l’ancien gradin – récemment rénové –, comme témoins matériels d’un temps révolu, virevoltent trois arbres brillants de contemporanéité, auxquels sont accrochés des lustres qui ne le sont pas moins. Arrimés à des stations amovibles, ils parcourent le plateau de part en part, à la faveur de ces rails qui symbolisent, à eux seuls, la montée en puissance du chemin de fer qui, en cette fin de XIXe siècle, bouleverse l’économie et, avec elle, la société toute entière. Dans sa maîtrise même du plateau, Tiago Rodrigues, épaulé par son scénographe Fernando Ribeiro, orchestre alors un choc entre deux mondes, entre deux visions de société, que Tchekhov aurait été loin, très loin, de renier. De ce choc, pourtant, émane toujours cette même douceur qui, si elle sied habituellement au travail du metteur en scène portugais, ne semble pas, cette fois, en mesure de générer ces étincelles capables d’enflammer le plateau. Au lieu de bouleverser et de mettre à terre, sa Cerisaie s’installe dans une certaine langueur, qui, aussi sérieuse et travaillée soit-elle, paraît parfois se contempler elle-même. Moment-clé de la pièce de Tchekhov, la scène du bal s’impose d’ailleurs comme le meilleur exemple de cet entre-deux. Belle et élégante, notamment grâce à la composition musicale de Hélder Goncalves, dont les morceaux, joués en live, apparaissent comme autant de bulles d’air bienvenues, elle manque sérieusement d’entrain, d’allant et de force, et ne parvient jamais à se charger en puissance signifiante.
Une dynamique qui préside aussi à la direction d’acteurs. Comme souvent, Tiago Rodrigues a fait une grande confiance à sa troupe de comédiens, et cette confiance est magnifique à voir, notamment dans le cas d’Adama Diop, de Suzanne Aubert, de Nadim Ahmed et d’Océane Caïraty qui campent respectivement, et chacun à leur manière, des Lopakhine, Douniacha, Iasha et Varia profonds et puissants. Et c’est finalement cette jeune garde qui s’impose, se taille la part du lion, en offrant une âme à cette Cerisaie grâce à l’incarnation de figures fortes qui se suffisent amplement ; alors que, pendant ce temps, Isabelle Huppert est plus préoccupée par sa prestation que par son rôle. Très attendue, la comédienne est telle qu’en elle-même. Elle sautille et débite le texte de Tchekhov, jusqu’à ne plus trop savoir quelle tonalité donner au personnage de Lioubov, en cherchant une improbable voie frivole derrière laquelle se cache une douloureuse mélancolie. Car, chez cette femme perdue dans une époque nouvelle, le mal est puissant, et le texte du dramaturge en vient à résister aux assauts cabotins de l’actrice, parfois désarmée, comme lorsqu’il est question de Grisha, une blessure non refermée qui l’égare rapidement dans la fausseté. De quoi contribuer, même si ce n’est pas l’unique raison, à faire de cette Cerisaie entre deux mondes une Cerisaie entre deux eaux.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Cerisaie
Texte Anton Tchekhov
Traduction André Markowicz et Françoise Morvan (Actes Sud)
Mise en scène Tiago Rodrigues
Avec Isabelle Huppert, Isabel Abreu, Tom Adjibi, Nadim Ahmed, Suzanne Aubert, Marcel Bozonnet, Océane Cairaty, Alex Descas, Adama Diop, David Geselson, Grégoire Monsaingeon, Alison Valence, et Manuela Azevedo, Hélder Gonçalves (musiciens)
Collaboration artistique Magda Bizarro
Scénographie Fernando Ribeiro
Lumière Nuno Meira
Costumes José António Tenente
Maquillage et coiffure Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo
Musique Hélder Goncalves (composition), Tiago Rodrigues (paroles)
Son Pedro Costa
Assistanat à la mise en scène Ilyas MettiouiProduction Festival d’Avignon
Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe, Teatro Nacional D. Maria II , Théâtre National Populaire de Villeurbanne, Comédie de Genève, La Coursive Scène nationale de la Rochelle, Wiener Festwochen, Comédie de Clermont-Ferrand, National Taichung Theater (Taïwan), Teatro di Napoli – Teatro Nazionale, Fondazione Campania Dei Festival – Compania Teatro Festival, Théâtre de Liège, Holland Festival
Avec le soutien de la Fondation Calouste Gulbenkian et Spedidam pour la 75e édition du Festival d’Avignon
Construction décors Ateliers du Festival d’Avignon
Confections costumes Atelier du TNP de Villeurbanne
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre Populaire
Residences La FabricA du Festival d’Avignon, Odéon – Théâtre de l’Europe
En partenariat avec France Médias MondeDurée estimée : 2h30
Festival d’Avignon 2021
Cour d’honneur du Palais des Papes
du 5 au 17 juillet 2021Teatro Stabile di Napoli, Naples
du 23 au 25 juillet
Teatro Nacional Dona Maria II, Lisbonne
du 9 au 19 décembre
Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris
du 7 janvier au 20 février 2022
Théâtre de Liège
les 26 et 27 févrierComédie de Genève
du 10 au 19 marsWiener Festwochen
du 26 au 29 maiLa Comédie de Clermont-Ferrand
du 3 au 5 juinHolland Festival, Amsterdam
du 10 au 12 juinThéâtre national populaire, Villeurbanne
du 3 au 16 septembreLa Coursive, La Rochelle
du 23 au 25 septembreNational Taichung Theatre, Taïwan
du 18 au 20 mars
Quelle déception que cette pièce. Notre fils était à Avignon et nous devant la télé à regarder cette pièce. Nous avons zappé au bout de 10 min, notre fils, amateur de théâtre et lui-même comédien, est parti avant la fin. Si c’est ça, le théâtre subventionné, vive le théâtre privé ! Et nous avons réagi de la même façon il y a deux ans devant la pièce de Nordey. Étonnez-vous alors que les salles soient vides…