Après une année 2020 bousculée, les théâtres se préparent, dans la douleur, pour la rentrée de septembre. L’embouteillage tant craint se profile entre report, annulation et création. Chaque scène d’envergure fait au mieux. Mais à l’impossible nul n’est tenu. Tour d’horizon théâtral et chorégraphique.
Embouteillée. Le mot est sur les lèvres de toutes les directrices et directeurs de la programmation des scènes publiques pour qualifier la saison 2021-2022 qui devrait s’ouvrir en septembre prochain. Au Théâtre de la Tempête, comme aux Célestins et au ThéâtredelaCité, les mois à venir s’annoncent encore plus copieux qu’à l’accoutumée. Quand l’institution de la Cartoucherie de Vincennes prévoit 19 spectacles, contre dix ou douze en temps normal, le théâtre lyonnais planifie entre 45 et 50 propositions, soit une quinzaine de plus qu’à l’accoutumée, et le CDN toulousain quelque 47, contre 35 en moyenne lors d’une saison traditionnelle.
Souvent, la logique est la même : commencer plus tôt, finir plus tard et/ou mordre sur les sacro-saintes vacances scolaires pour tenter de tout faire rentrer. « C’est un calendrier qui exploite tous les interstices temporels et physiques, commente le codirecteur des Célestins, Pierre-Yves Lenoir. Avec environ 330 levers de rideau, nous avons même noué des partenariats avec des lieux de la Métropole de Lyon, comme les Subsistances, le Théâtre de la Croix-Rousse ou le TNP de Villeurbanne pour nous aider à accueillir certains spectacles. » Afin d’éviter tout risque « d’explosion », comme le craint sa secrétaire générale et directrice de la programmation, Clémence Bouzitat, le Théâtre de la Tempête a, de son côté, préféré écourter « légèrement » les séries, avec dix à quinze dates par spectacle, sans, pour autant, les rogner davantage. « Il faut que cela reste acceptable pour les compagnies et humainement recevable pour le public, que le bouche-à-oreille ait le temps de se faire avant que l’exploitation se termine. »
Au cas par cas
Alors que la logique du « tout-report » primait lors du premier confinement, elle semble aujourd’hui avoir vécu, remise en cause par le nombre colossal de pièces empêchées depuis un an. Toujours à La Tempête, seuls sept des douze spectacles annulés depuis mars dernier seront effectivement programmés en 21/22. « Nous souhaitions vraiment, en accord avec les équipes artistiques, équilibrer la prochaine saison entre reports et nouvelles créations, au nombre de dix, précise Clémence Bouzitat. Il était important d’accueillir ceux qui n’ont pas pu jouer chez nous, car nous y sommes tenus moralement, par solidarité, et que nous désirons encore ces spectacles ; mais nous voulions aussi être connectés au présent et restés en phase avec l’air du temps. C’est pour cela que nous avons toujours deux créneaux disponibles sur 19 et que nous refusons, pour l’instant, de programmer sur 22/23. »
Au ThéâtredelaCité qui, contrairement à la Tempête, est régulièrement co-producteur des spectacles qu’il programme, et donc inscrit dans un temps plus long, le directeur délégué, Stéphane Gil, réfute toute « méthode » et préfère parler « d’addition de décisions ». Pour reporter, ou non, un spectacle annulé, il examine sa visibilité antérieure et sa viabilité dans le temps, son degré d’essentialité dans le parcours de l’artiste et son statut, simplement accueilli ou co-produit. « Les choix se sont faits au cas par cas, en fonction des parcours de l’équipe artistique et du spectacle lui-même », assure-t-il. Résultat : Sous d’autres cieux de Maëlle Poésy, créé lors du Festival d’Avignon 2019 et déjà donné trente fois en tournée, n’a pas été reporté ; L’Absence de Père de Lorraine de Sagazan a vécu le même sort, mais le ThéâtredelaCité s’est engagé à être co-producteur de sa prochaine création ; quand Kliniken de Julie Duclos, qui devait simplement être accueilli en 2021-2022, sera finalement co-produit par le CDN toulousain. « Cet embouteillage nous a permis de repréciser la filiation que nous voulions avoir avec chaque projet, sur la base de vraies discussions et pas de l’habituel rapport de séduction », ajoute Stéphane Gil. A Lyon, Pierre-Yves Lenoir a, lui aussi, évalué l’opportunité d’un report en 21/22 en fonction des situations et des artistes. « Il faut avouer que cette saison a été, dans ses grandes lignes, rapidement bouclée, remarque-t-il. Au-delà des créations déjà signées, nous avons privilégié les spectacles co-produits et certaines pièces accueillies, mais qui nous semblaient clefs, comme Outside de Kirill Serebrennikov. Quant aux spectacles annulés depuis février 2021, ils ne sont reportables qu’en 22/23. »
Le dilemme des troupes étrangères
Du côté de la Maison de la Danse, Dominique Hervieu, sa directrice, privilégie également la discussion avec les artistes. « Mais il y a autant de solutions à proposer que de compagnies ! Néanmoins dans cette crise très grave le niveau de compréhension entre les programmateurs et les créateurs s’est renforcé. » A Lyon, on a ainsi joué la carte de l’adaptation : pour une chorégraphie comme Näss de Fouad Boussouf, annulée, la Maison de la Danse aide à la captation du spectacle plutôt que de simplement payer des indemnités. Idem pour une création jeune public de Yuval Pick. Les reports sont aussi dans l’air, histoire de soutenir des créateurs déjà pénalisés par une année blanche. « Mais sur les prochaines saisons, il y aura des pièces sacrifiées, se désole Dominique Hervieu. Des chorégraphies qui ne rencontreront jamais leur public. Il faut se lancer dans l’avenir. » Attachée à la survie des compagnies, la Maison de la Danse doit aussi faire face à un autre dilemme, la venue des troupes étrangères. « Je prends le risque de faire revenir des danseurs coréens en 22/23. On ne peut pas continuer à s’enfermer. L’art doit se déplacer sinon c’est la diversité culturelle qui sera prise en otage », affirme celle qui est aussi en charge de la Biennale de Danse de Lyon déjà repoussée deux fois. « On se doit d’être prudent tout en donnant de l’espoir », résume-t-elle.
Programmatrice danse du Théâtre de la Ville à Paris, Claire Verlet jongle entre report et accueil. La rentrée de septembre sera un défi avec Danse Elargie – dont la dernière édition du concours n’a pas pu avoir lieu – dans sa version plateau de trois semaines et le portrait consacré à Lia Rodrigues avec le Festival d’automne. « Lia souhaite présenter trois artistes brésiliennes en plus de ses spectacles. C’est un pari pour nous. » Au-delà, c’est le versant international de la programmation du théâtre qui impose « de ne pas se refermer sur l’Europe uniquement ». On devrait donc y voir du théâtre venu du Chili ou de la danse de Corée. « Le gros travail est de trouver une alternative pour chaque projet. On fait de la dentelle. Et ce nuit et jour. Tous les théâtres et les festivals sont dans le même cas. Il s’agit de ne pas se marcher sur les pieds en cas de report par exemple ». Des créations attendues signées Hofesh Shechter ou Dimitris Papaioannou, dont les premières n’ont toujours pas eu lieu, seront ainsi à l’affiche de cette prochaine saison. Claire Verlet tente qu’il n’y ait pas de spectacles sacrifiés entre captation en direct (comme avec Shechter 2 en décembre dernier), programmation en alternance et reprise. Mais on ne verra sans doute jamais Enter Achilles de Llyod Newson dans une nouvelle production du Ballet Rambert. Trop compliqué et trop cher à reprogrammer.
Le retour du public, principale inconnue
Pour la Scène Musicale de Boulogne, la problématique est un peu différente puisque la salle produit et pratique l’accueil. Olivier Haber, son directeur général, mise sur une rentrée de septembre à jauge normale, espérant en juin relancer plus modestement « la machine pour être prêt. Roméo et Juliette de Benjamin Millepied ouvrira la saison. C’est un projet maison déjà reporté deux fois. Mais je constate que le public nous suit. Il n’y a eu que 10% de déperdition de places entre chaque report ». Starmania, grosse machine musicale, suivra. Pour Olivier Haber, nul doute que les spectateurs ont envie de retrouver les artistes, mais il craint la crise économique à venir. « Des comédies musicales fragiles ou des artistes en développement feront les frais de cette situation ». Les blockbusters des scènes risquent de rafler la mise avec des titres connus ou des moyens de promotion avérés. Au final, cette saison 21/22 est un peu celle de tous les dangers.
D’autant qu’une inconnue persiste : le public répondra-t-il au rendez-vous de cette offre pléthorique ? Potentiellement échaudés par le yoyo sanitaire des derniers mois, voire handicapés par un pouvoir d’achat amputé par la crise sociale qui se profile, certains spectateurs pourraient ne pas vouloir, ou pouvoir, retourner dans les salles. « Beaucoup témoignent d’une envie absolue de revenir, assure Clémence Bouzitat. Je n’ai pas l’impression qu’ils aient très peur, sanitairement parlant, et nous ferons tout pour les rassurer avec les mesures adéquates. » En matière économique, la secrétaire générale de la Tempête se rassure avec les demi-jauges « qui seront probablement en vigueur » et le tarif du billet à 11 euros en moyenne. « Pour nous, ce ne sera pas compliqué de remplir. En revanche, ce sera plus difficile pour les compagnies qui sont intéressées à la billetterie et n’auront que des demi-recettes. »
Conscients du nouvel environnement qui se dessine, le ThéâtredelaCité et les Célestins veulent innover pour rebondir. Le premier, « qui n’envisage pas de retourner à une formule d’abonnement classique avec une grille tarifaire classique », selon Stéphane Gil, réfléchit à « une offre plus souple et moins chère », qui pourrait ressembler au pass mensuel à 12 ou 20 euros imaginé pour le premier semestre 2021, mais non encore exploité. Quant au théâtre municipal lyonnais, qui vient de lancer une étude auprès de ses publics, il songe à instaurer un pass trimestriel qui accorderait un tarif réduit au spectateur-détenteur. « Nous devons absolument prendre en compte d’autres pratiques, comme les réservations plus tardives ou la recherche de tarifs préférentiels, souligne Pierre-Yves Lenoir. Cela nous pousse à une plus grande souplesse, mais aussi à une réflexion sur le public étudiant, les tarifs solidaires ou encore les tarifs moins de 16 ans que nous avions mis en place au début de cette saison. » Qu’importe la forme, l’idée, partout, est similaire : profiter de cette crise pour résoudre une équation vieille comme le théâtre, celle du renouvellement des publics.
Vincent Bouquet et Philippe Noisette – www.sceneweb.fr
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