Le dramaturge et metteur en scène est en pleine création des Echos de la Fabrique. Une fresque théâtrale et musicale où la lutte émancipatrice des Canuts lyonnais se mêle avec les problématiques du travail d’aujourd’hui. Nourrie des journaux de l’époque, elle s’appuie aussi sur des ateliers réservés aux amateurs.
Elles s’appellent Delphine, Laëtitia, Pauline, Christiane, Bijou, Stéphanie ou Marie-Sylvaine. Elles sont coiffeuse, graphiste freelance ou professeure à la retraite. Avant ce matin de février, peu d’entre elles se connaissaient. Et pourtant, sur le grand plateau du Théâtre de la Renaissance d’Oullins, leur parole est sans ambages, ni gêne, stimulée par le débat mouvant organisé par François Hien et sa compagnie L’Harmonie Communale. Au gré des questions sur leurs expériences professionnelles, en tant que femmes ou non, cette vingtaine d’amatrices – auxquelles s’est greffé un amateur, Siméon – se divisent en deux groupes : à jardin, celles qui répondent par l’affirmative ; à cour, celles qui répliquent par la négative. Le petit jeu révèle les lignes de faille d’un ensemble loin d’être homogène. Alors que la plupart ont déjà exercé un travail qu’elles considèrent comme pénible, moralement, physiquement ou psychologiquement, que la moitié ont fait, ou presque fait, un burn-out, que l’immense majorité ont observé des inégalités de traitement par rapport à leurs collègues masculins, seule une minorité ont déjà fait grève pour défendre leurs droits. Comme une réplique, en miniature, de la société française.
Loin de se contenter d’une réponse sèche, les participantes y vont, pour certaines, de leurs commentaires, qui tournent, bien souvent, à la confession. L’une raconte ses difficultés avec son ancien patron, l’autre se rend compte qu’elle élève plus durement sa fille que son garçon, quand la dernière déplore que son frère âgé de 18 ans soit plus sexiste que son père. « C’est intéressant d’être ici car je vais aussi découvrir des façons de penser différentes et, qui sait, pouvoir évoluer », espère l’unique amatrice qui ne se considère pas comme féministe. C’est justement l’objectif de François Hien. Aux yeux du dramaturge et metteur en scène, ce débat mouvant, « un outil issu de l’éducation populaire », précise-t-il, offre un bon moyen de « mieux connaître le groupe, d’anticiper sa vie et de tout faire pour qu’il se connaisse mieux lui-même ». Un enjeu-clé lorsque l’on part, comme lui, pour une aventure de plusieurs semaines.
S’imprégner du passé
En compagnie d’une dizaine d’acteurs professionnels et de 70 autres participants, ces comédiennes en herbe prennent part à la création des Echos de la Fabrique, cette fresque théâtrale et musicale, portée par L’Harmonie Communale, qui devrait voir le jour les 27, 28 et 29 mai prochain. Produite par l’Opéra de Lyon et soutenue par le Théâtre des Célestins, elle plonge dans l’histoire des ouvriers lyonnais de la soie, les Canuts, et plus particulièrement dans leurs mouvements de révolte des années 1830. Pour construire son substrat textuel, François Hien a épluché des journaux tenus par ces ouvriers, parmi lesquels L’Echo de la Fabrique, et a compilé une série d’articles dans un « grimoire » de 700 pages. Sauf qu’au lieu de transformer ces archives en pièce historique, le dramaturge envisage de réinterpréter le quotidien et la lutte émancipatrice des Canuts à la lumière des problématiques du travail d’aujourd’hui.
Pour cela, il a mis sur pied, en parallèle d’un cycle de conférences, des ateliers consacrés aux prud’hommes, à l’expression politique, aux négociants, au théâtre du XIXe siècle ou encore à la condition des femmes, comme celui qui débute en ce mois de février. « Les pratiques amateurs adultes sont interdites en ce moment, mais les « répétitions en vue d’un spectacle professionnel » sont autorisées, ce qui nous permet d’organiser ces ateliers, précise François Hien. Ils visent à traverser les débats qui ont secoué les Canuts – sur l’émancipation féminine, l’égalité sociale, un système de cotisations juste et redistributif, une meilleure répartition des rétributions entre capital et travail… –, à s’en imprégner, et à nourrir la pièce qui va émerger et sera dépositaire, à la fois, de la matière historique et de l’ensemble du groupe. »
Une diversité de parcours
Cette pièce, le dramaturge l’écrit au fil de l’eau, le soir, de retour chez lui, après avoir expérimenté au plateau différentes improvisations dûment préparées. « Nous imaginons des scènes, nous distribuons ensuite les enjeux aux comédiens amateurs et cela créé des situations qui aiguillent ma plume, détaille-t-il. Ce sont vraiment eux qui construisent le corps des scènes, et il y a parfois de vrais infléchissements par rapport à ce que nous avions prévu. » D’autant que François Hien a mis un point d’honneur à ce que son projet réunisse des participants aux parcours très variés. On y trouve, pêle-mêle, des syndicalistes, des ouvriers, des étudiants, des immigrés, mais aussi d’anciens gilets jaunes. « Le projet est ouvert à tout le monde, avec une place pour chacun, en fonction de ses envies et de ses disponibilités », assure-t-il.
Si certains ont dû abandonner à cause d’une trop grande précarité personnelle, d’autres regorgent d’idées comme Pauline, qui veut monter un journal sur le projet, ou Christian qui, après avoir lu l’intégralité du « grimoire », fournit au dramaturge des pistes de dialogues. « Au sein de l’atelier des prud’hommes, certains participants prennent même des rendez-vous entre eux pour répéter les scènes déjà écrites, s’étonne-t-il. Cette année est, en même temps, la pire et la meilleure pour mener ce projet. Nos ateliers sont comme des antidotes à l’isolement où se trouvent beaucoup de participants, privés de ce qui agrémente leur vie. Cela rend ces moments intenses et précieux, et procure un vrai bonheur d’être ensemble. »
Dire au présent
Un bonheur, et un besoin de communier, d’échanger, qui saute aux yeux lorsque les participantes apprennent et entonnent le chant de ralliement des Canuts, La Ferrandinière, et surtout lorsque vient l’heure des doubles entretiens. Pilotés par Maud Cosset-Chéneau et Flora Souchier, deux interprètes-encadrantes du projet, leur principe est simple : par grappe de deux, chacun raconte à l’autre une anecdote personnelle liée à une lutte ou à une fierté ; après cet échange, c’est l’auditeur qui endosse le récit du locuteur, et le transmet à l’ensemble du groupe. Plutôt que des histoires inventées, émergent alors des tranches de vie, pour la plupart bouleversantes.
Par la voix de leur compagne de route, devenue responsable de leur récit, les participantes se livrent sur leur exil, leur passage à tabac pendant une manifestation en Iran, la fraternité trouvée sur un rond-point ou dans un rassemblement chrétien, la douleur d’avoir des parents d’extrême-droite, l’humiliation vécue lors de l’achat d’une carte de bus car on ne parle pas bien français… Logiquement ému après ce tour de table, François Hien conclut : « Par cette expérience, nous voulions vous faire toucher du doigt la façon de jouer que nous recherchons, cette manière de faire parvenir la parole dont nous sommes devenus dépositaires, de se laisser traverser par elle, sans forcer l’émotion. Comme vous l’avez été avec vos camarades, il faudra être précautionneux et délicats avec les histoires de ces Canuts, morts il y a plus de 150 ans. » Au-delà de sa dimension artistique, gageons que son projet pourrait bien, au passage, chambouler des vies.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
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