Au Théâtre de l’Odéon, le metteur en scène adapte avec une intelligence rare, une impeccable maîtrise et une certaine forme de sagesse le dernier chef d’œuvre de Dostoïevski.
La voilà la dernière pierre, celle du temple dostoïevskien que Sylvain Creuzevault aura façonné, patiemment, plus de trois années durant. Après Les Démons, L’Adolescent, mais aussi Crime et Châtiment et les Carnets du sous-sol, travaillés avec des groupes d’amateurs, le metteur en scène ne pouvait pas clore son compagnonnage avec le maître de la littérature russe sans s’attaquer à son œuvre ultime, Les Frères Karamazov. Il y a un an, déjà, il y avait opéré une incursion pour transformer le poème du Grand Inquisiteur en farce métaphysico-politique, tel un avant-goût, un préambule, à la somme à laquelle il se mesure aujourd’hui – le second confinement lié au Covid-19 l’ayant empêché de présenter ces deux pièces l’une à la suite de l’autre, comme il l’aurait souhaité. Le défi est de taille tant la montagne littéraire est immense : 1300 pages d’une histoire qui brosse le destin d’une famille tourmentée, où Dostoïevski, comme à son habitude, brasse les combats et les thématiques, métaphysiques, religieuses et politiques, avec cette distance féconde qui lui donne un coup d’avance sur son époque.
Car les Karamazov sont les symptômes errants de leur temps, où, les valeurs étant devenues choses relatives et négligeables – « Si Dieu est mort, tout est permis », résume Sylvain Creuzevault –, une famille peut imploser avant même d’avoir existé. La faute, pour une large part, à Fiodor, qui tient plus du géniteur que du véritable père. Ses trois fils, nés de deux mariages différents, Dimitri, Ivan et Aliocha – auxquels il convient d’ajouter Smerdiakov, rejeton illégitime dont Fiodor a fait son domestique –, se connaissent peu et ont dû s’élever seuls, ou presque, à cause de son attitude inconséquente et dépravée. En grandissant, tous ont emprunté des trajectoires radicalement différentes : alors que l’aîné, Dimitri, s’abîme et se ruine dans la débauche, tout en lorgnant sur Grouchenka que son père convoite également, Ivan est rongé par les malheurs du monde, que son athéisme le pousse à regarder en face, et Aliocha se complait sous la coupe du starets Zosime, qui fait office, pour lui, de père de substitution et, surtout, de guide spirituel. Malgré ces divergences, tous sont, de gré ou de force, avec une haine plus ou moins avouée et recuite, à bord de la même galère familiale, où le parricide est devenu, au vu du pedigree de Fiodor, une option envisageable, voire justifiée et justifiable.
Cette histoire, Sylvain Creuzevault s’en empare avec une intelligence rare et réussit à faire le chef d’œuvre de Dostoïevski à sa main au prix de (très) nombreuses et évidentes coupes qui ramènent le tout à un spectacle d’un peu moins de trois heures – entracte non compris. D’une limpidité remarquable, son adaptation, que les puristes trouveront sans doute trop simplifiée, contient, et c’est un tour de force, l’essentiel des enjeux originels, qu’ils soient intimes ou sociétaux, politiques ou métaphysiques. Surtout, elle suit à la lettre l’esprit malin du romancier russe qui se plait, à mesure qu’il avance, à allumer des contre-feux pour échapper à tout manichéisme. Sous leur verve et leur présence très actuelles, qui font la marque de fabrique du metteur en scène, les personnages à la mode Creuzevault sont, en réalité, patiemment modelés, chargés des combats, des contradictions et des douleurs que Dostoïevski avait placés en eux. D’autant qu’il peut, pour les porter, compter sur un plateau de comédiens de premier ordre, à commencer par Servane Ducorps, Nicolas Bouchaud et Sava Lolov. Chacun dans leur rôle, ils impriment leur marque, apposent leur patte, sans jamais trahir la nature de ceux qu’ils incarnent.
Bien conscient de la complexité du substrat narratif qu’il a entre les mains, Sylvain Creuzevault a, contrairement à ce qu’il avait parfois pu faire par le passé, joué la carte de l’accompagnement. Dans un espace scénographique qui reprend celui du Grand Inquisiteur, et donne naissance à de jolies propositions esthétiques, dont la scène au cœur de la discothèque « Villa Capitale », il fait montre d’une impeccable maîtrise qui confine parfois, et c’est le revers de la médaille, à une certaine forme de sagesse, loin du bouillonnement auquel il nous avait habitués. Bouillonnement scénique, avec une appréhension foutraque du plateau, qu’il se plaisait à mettre sens dessus dessous ; bouillonnement intellectuel, frontalement politique, voire métaphysique, jusqu’à faire turbuler le cerveau de tout un chacun. Face aux Frères Karamazov, tout se passe comme si il n’avait pas voulu prendre le risque de s’adonner à ces fougueuses envolées théâtrales qu’il était l’un des seuls à oser. Reste à savoir s’il s’agit là d’un tournant durable ou, plus simplement, de la fin volontairement apaisée d’un cycle. Ses futurs projets autour de L’Esthétique de la résistance de Peter Weiss, présentés lors de la saison 2022-2023, feront office de juges de paix.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Les Frères Karamazov
d’après Fédor Dostoïevski
Adaptation et mise en scène Sylvain Creuzevault
Avec Nicolas Bouchaud, Sylvain Creuzevault, Servane Ducorps, Vladislav Galard, Arthur Igual, Sava Lolov, Frédéric Noaille, Blanche Ripoche, Sylvain Sounier et les musiciens Sylvaine Hélary et Antonin Rayon
Traduction française André Markowicz
Dramaturgie Julien Allavéna
Scénographie Jean-Baptiste Bellon
Lumière Vyara Stefanova
Création musicale Sylvaine Hélary, Antonin Rayon
Maquillage Mytil Brimeur
Masques Loïc Nébréda
Costumes Gwendoline Bouget
Son Michaël Schaller
Vidéo / Accessoires Valentin DabbadieProduction Le Singe
Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe, Festival d’Automne à Paris, Théâtre national de Strasbourg, L’Empreinte – Scène nationale Brive-Tulle, Théâtre des Treize Vents – Centre dramatique national de Montpellier, Théâtre de l’Union – Centre dramatique national du Limousin, La Coursive – Scène nationale de la Rochelle, Bonlieu Scène nationale – Annecy
Avec le soutien de l’Office artistique de la région Nouvelle-Aquitaine
La compagnie est soutenue par le ministère de la Culture / Direction générale de la création artistique Nouvelle-AquitaineLes Frères Karamazov de Fédor Dostoïevski, traduction André Markowicz, est publié aux éditions Actes Sud, coll. Babel.
Durée : 3h15 (entracte compris)
Odéon-Théâtre de l’Europe, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 22 octobre au 13 novembre 2021L’Empreinte – Scène nationale Brive-Tulle
les 23 et 24 novembreThéâtre des 13 Vents – CDN de Montpellier
du 12 au 14 janvier 2022Points communs – Scène nationale de Cergy-Pontoise
les 17 et 18 févrierThéâtre national de Strasbourg
du 11 au 19 marsBonlieu – Scène nationale d’Annecy
les 24 et 25 marsLa Coursive – Scène nationale de La Rochelle
les 13 et 14 avrilTeatro nacional São João, Porto
les 29 et 30 avril
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !