A travers la parole de huit experts, le patron du collectif berlinois, Stefan Kaegi, lève le voile sur les intérêts divergents des acteurs du monde de la construction. Un spectacle immersif et participatif où le public incarne, autant qu’il découvre, l’envers du décor.
La dernière fois que l’on a vu Stefan Kaegi, il créait comme on éteindrait les lumières, celles du Théâtre Vidy-Lausanne, promis à de lourds travaux de rénovation et à quelques mois de fermeture. Plusieurs semaines plus tard, le voilà qui reparait pour réaliser le mouvement strictement inverse et participer au lancement d’un lieu flambant neuf, celui de la Comédie de Clermont-Ferrand. Imbriquée à cet événement, longtemps attendu, la création de Société en chantier, initialement prévue à Vidy en mars dernier, mais annulée pour cause de confinement, revêt une dimension particulière. Ce n’est pas assis dans un traditionnel gradin rouge que les spectateurs clermontois découvrent leur nouveau théâtre, mais bien directement sur le plateau et dans la coulisse, au long d’une pièce déambulatoire consacrée au monde labyrinthique, opaque et sulfureux de la construction.
Suivant son processus de création habituel, le patron du collectif berlinois Rimini Protokoll est allé à la rencontre d’acteurs de terrain pour tisser les différents fils de sa toile théâtrale et documentaire. Se côtoient ainsi huit experts, réels ou fictifs, qui représentent de près ou de loin un pan de l’univers du bâtiment, de l’ouvrier exploité à l’entrepreneur véreux, en passant par l’avocat spécialisé en droit de la construction, le chercheur spécialisé en ressources humaines, la conseillère en investissements immobiliers, le représentant d’une ONG anti-corruption, le consultant en développement urbain et la jeune femme chinoise forcée à la migration. Tel le porte-parole de la frange qu’il symbolise, chacun est à la tête d’une station théâtrale, qui accueille, les uns après les autres, les huit groupes de spectateurs, casques audio, et parfois de chantier, vissés sur la tête.
Orchestré, comme toujours chez Rimini Protokoll, au millimètre, le parcours permet de collecter les différentes pièces d’un même puzzle qui, au fur et à mesure que le spectacle avance, prend la forme d’une pieuvre tentaculaire. Du récit de vie de l’ouvrier colombien Alvaro Rojas Nieto, payé – lorsqu’il l’est – par un patron peu scrupuleux, aux conseils en investissements immobiliers fondés sur la rentabilité, de la bataille homérique entre secteurs public et privé sur des chantiers problématiques – comme le Musée des Confluences de Lyon – aux pots de vin versés à des partis politiques ou à des organisations terroristes pour remporter un marché ou poursuivre son activité en temps de guerre, une jungle d’intérêts divergents, fondés sur des exemples réels – l’aéroport inachevé de Berlin, les pratiques peu orthodoxes d’Eiffage, de Bolloré ou de Lafarge –, sort progressivement de terre, jusqu’à donner un certain vertige.
Immersive, la pièce se veut aussi beaucoup plus participative qu’à l’accoutumée. Les spectateurs ne sont pas cantonnés au rôle de simples auditeurs, mais bien érigés au rang d’acteurs, y compris à leur corps défendant. Convaincus de répondre à un sondage sur leur rapport à l’aire urbaine, ils peuvent par exemple passer, aux yeux de ceux qui les observent, pour des hommes politiques en train de prendre position sur un nouveau projet immobilier. Ludique et malicieux, le procédé en surprendra sans doute plus d’un, même s’il reste moins abouti et subjuguant que celui de Situation Rooms, un précédent spectacle de Rimini Protokoll dédié au monde de l’armement. Surtout, et étonnamment au vu des dernières productions du collectif (Boîte noire, Nachlass, La Vallée de l’étrange…), certaines stations se révèlent plus faibles que d’autres, et leur contenu mis au service de l’animation plutôt que d’une matière substantielle à penser. Il en faudra toutefois davantage pour ébranler les fondations d’une Société en chantier qui n’a, sans doute, jamais semblé aussi solide.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Société en chantier
Concept et mise en scène Stefan Kaegi
Avec Mélanie Baxter-Jones, Geoffrey Dyson, Tomas Gonzalez, Tianyu Gu, Laurent Keller ou Jérôme Gippet, Viviane Pavillon ou Tristan Pannatier, Alvaro Rojas Nieto, Mathieu Ziegler
Scénographie Dominic Huber
Recherches Viviane Pavillon
Dramaturgie Imaniuel Schipper
Assistant à la mise en scène Tomas Gonzalez
Création sonore Stéphane VecchioneProduction Théâtre Vidy-Lausanne
Coproduction Rimini Apparat, La Villette et Festival Paris l’été, Bonlieu – SN d’Annecy, Malraux – SN Chambéry Savoie, Le Quartz – SN de Brest, SN d’Albi, Festival de Marseille
Avec le soutien de Projet PEPS dans le cadre du programme européen de coopération transfrontalière Interreg France-Suisse 2014- 2020, FVE (Fédération Vaudoise des Entrepreneurs), Fondation Casino Barrière de Montreux
D’après Gesellschaftsmodell Großbaustelle (Staat 2), une production de Rimini Protokoll et du Düsseldorfer Schauspielhaus, en collaboration avec Haus der Kulturen der Welt (HKW)Durée : 1h40
La Comédie de Clermont, Clermont-Ferrand
du 25 septembre au 1er octobre 2020La Filature, Scène nationale de Mulhouse
du 7 au 10 octobrePalais de Beaulieu, Théâtre Vidy hors les murs, Lausanne
du 23 au 31 octobreLa Rose des Vents scène nationale Lille Métropole, Villeneuve d’Ascq
du 3 au 5 décembreScène nationale d’Albi
du 15 au 17 décembreLe Quartz, Brest
du 25 au 31 mars 2021Bonlieu scène nationale, Annecy
du 27 au 30 avrilEspace Malraux, Chambéry
du 5 au 8 maiSaison culturelle, Bordeaux
le 1er juin
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