Avec Le Iench, Eva Doumbia signe un spectacle-manifeste sur le racisme systémique et les violences policières.
En 2017, dans un article du Monde consacré à son travail, Eva Doumbia déclarait : « La femme française noire n’est pas racontée au théâtre, la famille noire non plus ». C’est cette invisibilisation bien peu interrogée et à laquelle nous ne sommes que trop habitués que l’autrice et metteuse en scène s’attache à combattre. Une lutte qu’elle mène dans ses engagements militants, à travers notamment sa participation au collectif Décoloniser les arts (association s’intéressant autant à la faible visibilité en France d’artistes issus de populations minorées qu’à la présence de certains récits dominants sur les plateaux de théâtre), mais également dans son travail théâtral. Ainsi, après avoir, entre autres, monté des textes de l’autrice, essayiste, critique et enseignante américaine Toni Morrison, ou de la romancière et essayiste camerounaise Leonora Miano, Eva Doumbia signe avec Le Iench la mise en scène de l’une de ses pièces.
Pour cette création accompagnée étroitement par le CDN de Rouen (dirigé par David Bobée), c’est, donc, l’itinéraire d’une famille d’origine malienne que nous suivons. Une famille de la classe moyenne, qui accède à la propriété en faisant construire un pavillon l’année des onze ans des deux aînés, Ramata et son frère jumeau Drissa.
Le Iench débute par la fin, ou du moins par son évocation fantasmatique. Lors de cette introduction, la jeune Ramata et son petit frère Seydouba viennent à l’avant du plateau, tandis qu’au fond de celui-ci et côté cour Drissa est assis, la tête dans les genoux. Micro en main, les acteurs ne « jouent » pas la scène de manière réaliste mais dialoguent face à nous, signalant par cet écart la part imaginaire contenue dans ce moment. Tous deux sont au supermarché avec leur mère et s’interrogent sur le retour de Drissa – qui, de fait, ne reviendra pas, le jeune homme étant mort sous les coups de policiers.
Puis, nous entrons dans la narration, et le cube scénographique posé au centre de la scène pivote pour révéler son intérieur : soit le salon de la famille où Issouf, le père, Maryama, la mère, Seydouba, Ramata et Drissa prennent leurs repas, discutent, se disputent parfois, regardent la télé, étudient et reçoivent Mandela et Karim – les amis de Drissa. Avant d’arriver au récit final de l’assassinat du jeune homme, Le Iench déplie dans une succession de saynètes l’enfance et l’entrée dans l’âge adulte des jumeaux et de leurs deux amis. Scandant ce récit, certaines séquences proche du slam viennent donner la liste des morts de violences policières : Zied et Bouna, Adama Traoré, Rémi Fraisse, etc. « Qui sera le prochain ? » interrogent alors face au public les interprètes.
Dans son alternance de séquences entre les espaces du salon et ceux, extérieurs, Le Iench ne cesse de nous balader d’un territoire à l’autre, intime ou public, ainsi que de moments triviaux, banals, à d’autres narrant la mort tragique. Dans cette succession d’instants de vie revient, lancinant, le racisme systémique dont sont victimes Ramata et Drissa. Ramata qui n’est pas « notée » comme les autres filles par les garçons de sa classe, Drissa qui se voit refuser l’accès en boîte de nuit. Ramata, encore, dont on touche les cheveux, Drissa qui sera poursuivi et tué par la police pour être né noir. Face à cette violence raciste quotidienne, qui aime à se nicher dans les détails, les parents semblent avoir abdiqué. Mais eux, ces jeunes nés en France et de nationalité française se révoltent contre la permanence du racisme et de clichés coloniaux. Le chien voulu par Drissa dès son enfance, celui que son père lui refuse, incarne alors ce désir d’acceptation et cette lutte contre l’exclusion. Pour Ramata, c’est la mort de son frère qui agira comme un détonateur et l’amènera à lutter à sa manière.
Pièce autant que manifeste, Le Iench dessine toutes les violences, tous les traumatismes endurés, des plus banals aux plus tragiques, dont sont victimes les personnes issues de l’immigration. À la diversité des niveaux de récits répond la richesse de l’écriture d’Eva Doumbia, passant de dialogues à la langue prosaïque à d’autres paroles poétiques, voire lyriques. Emmenée avec conviction par la metteuse en scène – dont on pressent les inspirations autobiographiques – et joliment interprétée par la troupe d’acteurs réunie, cette fresque ambitieuse touche au cœur par sa démarche et son énergie. Une ambition expliquant que, au deuxième soir de représentation, le spectacle ne soit pas encore totalement abouti. Outre l’interprétation parfois en force ou manquant encore de fluidité – d’autant que les changements de registre de langues et de jeu imposent une grande plasticité aux comédiens –, Le Iench pêche encore un peu par excès d’explicitation et de narration. À vouloir tout dire et donner une existence propre à chaque personnage, la metteuse en scène et autrice frôle parfois le didactisme ou le moralisme.
Néanmoins la richesse d’écriture, l’importance du sujet – résonnant comme jamais avec l’actualité –, la sensation de voir une troupe œuvrer collectivement au plateau, ainsi que le duo impeccable de justesse composé par Souleymane Sylla (Drissa) et Olga Mouak (qui joue Ramata en alternance avec Fatou Malsert) font du Iench un spectacle nécessaire et poignant.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Le Iench
texte et mise en scène Eva Doumbia
musique Lionel Elian
scénographie Aurélie Lemaignen
chorégraphie Kettly Noel
assistants Clémence Pichon et Fabien Aissa Busetta
régisseur général Eric Jouanjan
créateur son Cédric Moglia
créateur lumière Stéphane Babi Aubert
avec Fargas Assandé, Nabil Berrehil, Fabien Aissa Busseta, Catherine Dewitt, Sundjata Grelat/ Akram Manry, Binda N’gazolo, Salimata Kamaté, Fatou Malsert? Olga Mouak, Fréderico Semedo, Soulemane Syllaproduction déléguée CDN de Normandie-Rouen coproducteurs La Part du Pauvre, Artcena, La Comédie de Saint-Étienne, Les Producteurs Associés de Normandie (CDN de Normandie-Rouen, Le Préau, Centre dramatique de Normandie – Vire, La Comédie de Caen CDN de Normandie, Le Trident Scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin, DSN Dieppe Scène Nationale, Le Tangram Scène Nationale d’Évreux-Louviers) Théâtre Joliette, Scène conventionnée pour les expressions & écritures contemporaines avec la participation artistique du Jeune théâtre national avec le soutien des écoles JTN, FIJAD, DIESE , ESAD et FIPAM avec le soutien du Fonds SACD Théâtre.
Durée : 2h10
du 9 au 13 janvier 2024
TNS Strasbourg
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