Avec la collaboration du philosophe Daniel Franco, Bernard Sobel s’empare d’un chapitre du Château de Franz Kafka : « Le secret d’Amalia », où se déploie le seul acte de résistance des villageois contre un pouvoir bureaucratique inflexible. Une belle réflexion sur la liberté et la servitude volontaire, en toute simplicité.
Au 100 – Établissement Culturel Solidaire sis tout près du marché d’Aligre, le visiteur est accueilli par de grands dessins où un chaos de lignes noires et de couleurs évoque des corps en prise avec une grande violence. Avec un tourment qui vient sans doute autant de la chair, de l’âme du sujet disloqué que du monde qui l’entoure. Intitulée Amalia ou les secrets d’un corps insoumis, l’exposition est inspirée de l’univers de Franz Kafka. Plus précisément d’un chapitre de son roman inachevé Le Château, où est contée par sa sœur Olga la révolte d’Amalia, également personnage éponyme de la nouvelle création de Bernard Sobel, qui s’apprête également à reprendre au Théâtre de l’Épée de Bois (19-23 février 2020) sa mise en scène des Bacchantes d’Euripide. Dirigé par Frédéric de Beauvoir depuis 2008, mais ouvert au public depuis septembre 2019 seulement, le lieu accueille chaque mois une programmation pluridisciplinaire articulée autour d’un thème. En janvier, « Kafka ou les temps modernes ».
Dans un coin des 1800 m 2 du 100, la salle de théâtre offre un espace idéal pour Le Secret d’Amalia. Sur un assez large plateau, face à des gradins qui peuvent tout juste accueillir 50 spectateurs, les comédiens Valentine Catzéflis, Matthieu Marie et Mathilde Marsan portent le chapitre du Château cité plus tôt à la manière d’une confidence. Comme une énigme aussi, dont la résolution n’est guère davantage envisageable que la liberté, dont tous les personnages du roman acceptent d’être privés au nom d’un pouvoir aussi invisible que l’édifice qui force pourtant l’admiration de tous. Hormis de K., venu de loin pour y officialiser son statut d’arpenteur, qui le décrit dès les premières pages du livre comme « une petite ville misérable, un ramassis de bicoques villageoises que rien ne distinguait, sinon, si l’on voulait, qu’elles étaient toutes de pierre, mais le crépi semblait parti depuis longtemps et cette pierre semblait s’effriter ».
Devant une rangée de paires de chaussures qui constitue l’unique élément de décor du spectacle, Matthieu Marie semble assis là depuis une éternité. Il est K., bien sûr. Un K. arrivé depuis longtemps déjà au village dépendant du Château, qui malgré ses efforts d’intégration – il s’est par exemple marié avec Frieda, ancienne employée à l’auberge des Messieurs, mariée au début du roman à un haut fonctionnaire, un certain Klamm – continue d’être considéré par les habitants comme un étranger. Séparée de lui par plusieurs mètres, adossée à un mur qu’elle semble sans cesse prête à quitter pour retourner aux occupations qu’exige d’elle le Château, Valentine Catzéflis s’empare sans préambule des premières lignes de l’extrait qui fait selon Daniel Franco « lointainement écho à la rébellion d’Antigone ». Elle est Olga, la sœur d’Amalia, et n’a rien connu d’autre que son village. D’emblée, avec une intensité qui se loge pour l’un dans le regard et le dos un peu courbé en signe d’écoute, pour l’autre dans la voix, ces deux-là nous font pénétrer tout droit dans la profondeur mystérieuse de l’œuvre de Kafka.
Pour aborder le seul récit de révolte du Château – Amalia a repoussé les avances de l’un de ses inaccessibles et odieux fonctionnaires, ce qui lui vaut à elle et à sa famille le rejet non seulement du Château mais aussi de ses voisins –, Bernard Sobel opte pour un minimalisme qui laisse place à toutes les interprétations que peut susciter la lecture de l’épisode. Olga soutient-elle son inflexible sœur ? Et qu’en pense K., dont l’épouse a elle aussi fait montre d’une forme d’indépendance envers un fonctionnaire ? En l’absence de la principale concernée, qui n’apparaîtra qu’à la fin sous les traits de la jeune Mathilde Marsan, tous deux ne laisseront rien devenir de leurs pensées.
Tout au long de l’échange, ils sembleront osciller entre des avis et des états contraires. Par un regard, par une intonation, ils auront tantôt l’air de prendre le parti d’Amalia et de sa liberté, tantôt de tous les autres et de leur servitude volontaire. Dans leurs mots se concentrent ainsi avec force et élégance l’essentiel du Château, et une grande part de l’univers de Kafka. On ressort de la pièce avec autant voire plus de questions qu’en entrant, avec en plus le plaisir d’avoir découvert un riche et singulier lieu d’art et de pensée.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Le Secret d’Amalia
Mise en scène Bernard Sobel
en collaboration avec Daniel Franco
Adaptation : Annie Lambert
Son : Bernard Valléry
Lumière : Jean-François Besnard
Avec Valentine Catzéflis, Matthieu Marie, Mathilde Marsan
La compagnie Bernard Sobel bénéficie pour ce spectacle du soutien du Ministère de la culture et de la Ville de Paris.
Durée : 1h15
Le 100 – Établissement Culturel Solidaire
Du 22 janvier au 1er février 2020
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