Wajdi Mouawad à la mise en scène et Louis Langrée à la direction d’orchestre donnent d’Iphigénie en Tauride de Gluck une lecture pleinement tragique qui peut être juste, mais qui peine à convaincre, tant le propos s’exprime de façon pesante et outrée.
Après le rare Œdipe de Georges Enesco, avec lequel il a signé sa première mise en scène lyrique en 2021 à l’Opéra national de Paris, le dramaturge et metteur en scène Wajdi Mouawad fait un pas de plus dans le monde de l’opéra tout en restant en terrain familier, puisque, avec Iphigénie, il s’attelle à l’une de ces figures antiques et éternelles qui semblent ne jamais le quitter. S’il vient de mettre en scène Juliette Binoche dans Le Serment d’Europe, donné cet été dans l’amphithéâtre d’Épidaure, Wajdi Mouawad a travaillé avant cela sur Les Trachiniennes, Antigone, Électre, et d’autres encore. C’est donc en expert de la mythologie qu’il se saisit de l’œuvre de Gluck, qu’il fait inhabituellement commencer par l’ouverture aux accents tempétueux que le compositeur a écrite pour le premier volet de son diptyque, Iphigénie en Aulide. Le choix de projeter sur le rideau de scène un clair exposé illustré permet de replacer l’action dans son contexte en rappelant les épisodes antérieurs fondamentaux, tels que l’enlèvement d’Hélène par Paris, la guerre de Troie qui en découle et la malédiction qui s’abat sur la famille des Atrides. C’est aussi inviter à plonger dans une mémoire lointaine pour mieux tisser des liens avec l’actualité la plus proche. Mouawad n’oublie pas de rappeler que la Tauride s’appelle aujourd’hui la Crimée et qu’elle est un territoire ukrainien et assiégé. Au moment le plus dramatiquement spectaculaire de l’opus ajouté, se dénombrent les milliers de morts et blessés au cours de la guerre, tandis que passe subrepticement la photographie de chars blindés contemporains.
À la suite, un prologue écrit par Wajdi Mouawad met en scène le personnel de direction d’un musée ukrainien sous domination russe après la guerre, sommé de restituer deux silhouettes grecques qui ont été pillées. C’est l’occasion de découvrir l’installation contemporaine d’un artiste fictif qui revisite le mythe d’Iphigénie au moyen d’une peinture représentant sur fond rouge la jeune fille et la biche qui lui a permis d’éviter le sacrifice. C’est par le truchement de cette image, reliée à des poches qui l’encerclent contenant le sang des combattants au front, que le spectacle fait tardivement, et de manière alambiquée, entrer dans l’œuvre. La guerre continue de s’inviter sur le plateau lorsque tonne la réelle ouverture de l’ouvrage. On y découvre Iphigénie, sauvée par Diane et devenue la prêtresse de la déesse, sur les bords on ne peut plus sombres et sanglants de la Tauride. Suivie par un cortège de bouchères aux couteaux affûtés et aux tabliers en sang, elle se livre sauvagement à une cérémonie rituelle à laquelle la violence exacerbée et l’abus d’hémoglobine donnent un aspect grand-guignolesque exagérément pompier.
On pourrait presque en dire autant de l’exécution musicale, qui n’est évidemment pas sans beauté ni virtuosité, tant l’orchestre Le Consort et le chœur Les Éléments sont superbes de flamboyance de bout en bout. Ils se déchainent et font furieusement rage sous la conduite vigoureuse, un brin trop volontaire, de Louis Langrée. Le chef connaît très bien l’ouvrage pour l’avoir dirigé à de nombreuses reprises, mais y injecte cette fois sans doute un peu trop de poigne, de sueur, de nerfs. L’élan dramatique incontestable et particulièrement explosif des musiciens tonifie, vivifie, le discours musical, mais a aussi tendance à le brusquer, tant et si bien qu’il gagne en relief et en tension ce qu’il perd en finesse d’évocation, et passe pour un peu trop épais. Du moins dans la première partie, puisque, après l’entracte, la partition retrouve des nuances et son émouvante subtilité.
Si l’émotion saisit le public, c’est surtout grâce aux interprètes des deux rôles principaux. Dignes de tous les éloges, Tamara Bounazou et Theo Hoffman s’investissent et s’exposent avec une intensité proche du jusqu’au-boutisme. Elle en volcanique Iphigénie, d’une voix si ample, même si elle manque de profondeur dans les graves, si chaude et superbement projetée, tranchante comme la lame qu’elle brandit ; lui en Oreste torturé, dont les moyens vocaux sont moins volumineux, mais qui assume un jeu physique permettant d’exprimer la vulnérabilité de son personnage au point de chanter intégralement et frontalement nu, comme il est certes assez commun de l’observer sur un plateau de théâtre, mais comme on ne le voit quasiment jamais à l’opéra. Leur courageuse incarnation force l’admiration. Autour d’eux, le Thoas de Jean-Fernand Setti est d’une noirceur ténébreuse et le sensible Pylade de Philippe Talbot d’une fine musicalité. En dépit d’un propos pesant, l’équipe manifestement soudée a reçu une ovation qui, pour son engagement totale, est fort bien méritée.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Iphigénie en Tauride
de Christoph Willibald Gluck
Livret Nicolas-François Guillard
Direction musicale Louis Langrée en alternance avec Théotime Langlois de Swarte Mise en scène Wajdi Mouawad
Avec Tamara Bounazou, Theo Hoffman, Philippe Talbot, Jean-Fernand Setti, Léontine Maridat-Zimmerlin, Fanny Soyer, Lysandre Châlon, Anthony Roullier Daria Pisareva
Choeur Les Éléments
Orchestre Le Consort
Dramaturgie Charlotte Farcet
Décors Emmanuel Clolus
Costumes, coiffures, perruques, maquillages Emmanuelle Thomas
Chorégraphie Daphné Mauger
Lumières Éric Champoux
Assistants à la direction musicale Théotime Langlois de Swarte, Liochka Massabie
Collaboratrice artistique à la mise en scène Valérie Nègre
Direction d’intimité Stéphanie Breton
Concepteur son Michel Maurer
Assistant costumes Jérémy Bauchet
Directeur des études musicales Benoît Hartoin
Pianiste et assistante directrice des études musicales Ayano Kamei
Chef de chœur Joël Suhubiette
Construction des décors La Colline – théâtre nationalProduction Opéra-Comique
Coproduction Théâtres de la Ville de Luxembourg ; Opéra national du CapitoleDurée : 2h30
Opéra-Comique, Paris
du 2 au 12 novembre 2025


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