Après Midi nous le dira ou Tandem, Joséphine Chaffin et Clément Carabédian poursuivent leur travail commun avec Vive, une création percutante, essentiellement à destination des adolescents. Dans un procès d’Assises, ils déroulent tout l’engrenage de violence et silence mêlés de l’inceste dont est victime une jeune fille. Implacable.
Anaïs Lacascade (Hermine Dos Santos) est au centre d’un dispositif en quadri frontal et lit les vers de La Fontaine, Le Loup et l’Agneau. Son père veille sur elle, une main posée sur sa cuisse. Sa voix se tarit. En un instant, toute la prédation de la fable est incarnée sur le plateau car le geste de l’adulte n’a rien à voir avec de la tendresse. Ce brillant chef étoilé a abusé sexuellement de la petite dernière, son quatrième enfant, de ses 7 à 14 ans. Dans une cadence soutenue et durant 90 minutes une psychiatre, la proviseure et bien sûr la famille vont défiler à la barre et raconter à rebours cette histoire qui est aussi celle d’une filiation de cuisiniers à commencer par le grand-père qui a transmis son restaurant à l’ancienne à son fils et dont sa belle-fille a fait un vaisseau amiral reconnu par les pairs. Nouvelle déco, nouvelle carte, innovation à tous les étages. Tout cela ne figure pas sur ce plateau nu mais le flot de paroles le dessine très nettement tant l’écriture de Joséphine Chaffin est précise. Et cet environnement n’est pas anodin pour comprendre comment la victime va être littéralement étouffée dans la réussite professionnelle de ses parents. Même la grande sœur, pourtant témoin de ce qui se passait dans la même chambre à coucher que la sienne, dans le lit voisin, en sa présence, refuse la vérité tant ce drame sous-jacent alimentait les tensions dans la famille et qu’elle-même était délaissée. Elle aurait dû veiller sur Anaïs selon le président du tribunal « mais qui veillait sur moi ? » répond-elle.
Avec son complice metteur en scène Clément Carabédian (également interprète du père et de l’avocat), l’autrice crée une grande fluidité sur le plateau entre tous ses protagonistes pris en charge par seulement quatre comédien·nes. Tout fonctionne. La mécanique de la tyrannie est extrêmement claire dans des passages concrets comme cette séquence, à bon escient dérangeante, du père qui oblige sa fille à manger un plat avec du veau qui la dégoûte. Cette violence est le miroir de ce qui se trame dans l’intimité incestueuse. Grand vertige. Elle n’est jamais écoutée mais cajolée après avoir été frappée ; déstructurée donc. Cette clarté absolue du propos, la démonstration de l’écrasement constant de cette enfant font de ce spectacle un viatique pour les adolescents à qui il est principalement destiné. Volontairement pédagogique, Joséphine Chaffin distille la typologie des actes condamnables (le viol, l’agression sexuelle…), adresse indirectement aux spectateurs des chiffres édifiants lorsqu’il est dit dans la plaidoirie qu’un enfant sur dix est victime d’inceste et que « si ce n’est pas vous, vous connaissez quelqu’un à qui c’est arrivé ». S’en suivent le rappel que très peu de ces crimes arrivent devant un tribunal et qu’à 96% ils sont classés sans suite, qu’en moyenne il faut 16 ans à une victime pour parler, etc.
Mais cette litanie n’empêche pas que la rythmique rende grâce à cette enfant meurtrie et aux personnages plus nuancés qui ont entrevu le drame, ont tenté timidement de le contrecarrer. Comme l’a aussi écrit Christine Angot dans le livre consacré à sa mère Un amour impossible (1995), il est aussi question de classes sociales. C’était pour l’écrivaine celle de son père linguiste, incestueux, contre celle de sa mère, employée de bureau, et c’est en cela que les affaires d’inceste sont des instruments de domination sociale et que ça nous regarde toutes et tous comme en rend compte ce Vive où la cour de justice pense manier la langue mieux que les accusés qui se rebiffent avec orgueil : « vous n’êtes pas les seuls à avoir fait des études ». C’est par ces pas de côtés que cette création dépasse son aspect volontairement (nécessairement sans doute aussi) didactique. Et que les derniers prononcés sont « ma voix ». Retrouvée.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Vive
De Joséphine Chaffin
Mise en scène : Clément Carabédian et Joséphine Chaffin
Cie SuperluneTexte lauréat de l’Aide à la Création ARTCENA 2022. Publié aux Editions Eoliennes
Avec Clément Carabédian, Estelle Clément-Béalem, Hermine Dos Santos et Patrick Palmero
Création lumière : Mathilde Domarle
Création sonore : Théo Rodriguez-Noury
Création costumes : Agathe Trotignon
Chorégraphe : Nina Vallon
Assistant mise en scène : Bastien Guiraudou
Administration, production et diffusion : Aurore SantoniPour tout public et public ado à partir de 13 ans
Durée : 1h30Au Toboggan (Décines)
Le 28 mars 2024Comédie de Reims – Festival Méli’Môme
11 et 12 avril 2024Au Théâtre du Train Bleu – Festival Off d’Avignon
Du 3 au 21 juillet 2024
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