À un grand texte, Article 353 du code pénal de Tanguy Viel, un très grand acteur. Sous la direction et face à Emmanuel Noblet, Vincent Garanger est magnétique tant il est habité par Martial Kermeur, ce quinqua de la classe moyenne qui tue celui qui l’a escroqué. Un récit imparable sur la violence du mépris de classe.
Prendre des romans extrêmement forts et déjà adoubés par la critique et les lecteurs pour en faire théâtre. On est tenté de se dire que le risque n’est pas très grand. Emmanuel Noblet avait déjà adapté et joué seul en scène Réparer les vivants de Maylis de Kerangal, avec plus de 300 dates à son actif depuis la création du spectacle en 2017. C’est cette même année qu’est sorti, aux Éditions de Minuit, Article 353 du code pénal. Immédiatement, le metteur en scène-acteur souhaite s’en emparer pour le porter au plateau, et un comédien s’impose comme une évidence : Vincent Garanger. La performance est immense – 1h30 avec la quasi-entièreté du texte attribuée à son personnage –, mais un acteur n’est pas (qu’)un athlète. Aussi performant serait-il, cela ne suffirait pas à le rendre convaincant. Or, celui qui a été dirigé par Alain Françon dans les Pièces de guerre, qui fut plus récemment Dandin pour Jean-Pierre Vincent, ou un troublant vétéran raciste dans le Welfare de Julie Deliquet, l’est totalement. C’est probablement là, d’ailleurs, que réside la qualité première d’Emmanuel Noblet dans ce spectacle : avoir su le diriger si précisément.
Martial Kermeur, pris dans une vague massive de licenciements survenue à l’arsenal de Brest, va bientôt percevoir sa prime. En attendant, le maire du village lui a trouvé un logement contre travaux dans le « château » sur la pointe de la presqu’île, il est une sorte de gardien dans cette « chose qui avait appartenu à tout le monde pendant trois siècles ». Bientôt, avec les 510 000 francs obtenus, il pourra, pense-t-il, s’acheter une petite maison où il vieillira avec son fils, dont il a la garde depuis son divorce. Son Erwan est né en 1981 quand Mitterrand accédait à la présidence de la République, mais « les gens de gauche, il était temps qu’on change », comme semblait penser de lui Antoine Lazenec. Le promoteur immobilier déboule en Bretagne avec ses « phrases à angle droit », ses « chaussures à bouts pointus » et « ses projets », insultes qu’il métamorphose en promesses à toute une bourgade. Objectif : s’enrichir sur ce « tas d’or recouvert de choux-fleurs », y implanter un complexe immobilier – pire, une station balnéaire – et s’organiser pour que le château ne soit plus la propriété que d’un seul, lui.
Tout cela n’existera jamais que sur une maquette présentée comme un objet d’art mis aux enchères chez Christie’s. Alors que, quelques années plus tard, il est invité à pêcher lors d’une balade en mer par l’escroc qui lui a ravi, comme à d’autres, y compris la commune, ses économies, Kermeur le pousse à l’eau et met les gaz. C’est par cet épisode que sa déposition chez le juge commence. Tête enfoncée dans son corps sans cou, épaules en dedans, dos voûté, mains dans les poches qui cherchent ce qui semble ne pas exister : Vincent Garanger peut dérouler ce récit d’une voix calme, posée. Il n’y a pas d’enjeu. Il est un meurtrier. Pas besoin de surjouer la colère – elle est inhérente à la situation même qu’il décrit. Ses vêtements sont mal taillés, un peu trop grands sans jamais le caricaturer. Un décor lui a même été inventé. Emmanuel Noblet a choisi de ne pas l’enfermer dans le bureau du juge que, de son côté, il incarne – ses quelques relances, son regard permanent sont de précieux appuis pour son acolyte qui prend l’air dans ce décor, le long d’un muret figurant la rade. Il s’y assoit d’une fesse, sur un bout inhospitalier de caillou qui dépasse, puis, dans la dernière partie, prend le contrôle du paysage et se promène sur ce mur derrière lequel sont, de temps à autre, comme des virgules, projetées des vidéos de l’océan. Elles illustrent le propos quand celles de son fils et son ex-épouse l’alourdissent. La musique signée Sébastien Trouvé, même discrète, n’est pas non plus nécessaire. Le lointain murmure d’une foule massée devant la maquette de cette promesse du « Saint-Tropez du Finistère » accompagne cependant avec finesse Kermeur.
Même s’il est empreint d’un vocabulaire religieux – la faute, la pitié, la servitude… – que Tanguy Viel tient jusqu’au dernier paragraphe où il est question de l’article 353 comme d’un « psaume de la bible écrit par Dieu lui-même » – derniers mots qu’Emmanuel Noblet ne retient pas dans son adaptation –, ce livre, et donc cette pièce, contiennent une violence politique fulgurante. C’est le fils de Kermeur qui pose la notion de « lutte des classes » au cœur de ce fait divers de « vies à l’envers » qui broie les êtres et annihile l’enfance. Seul rempart : l’intime conviction du juge contenue dans cet article de loi et dans le récit, jamais doloriste, de Kermeur, auquel Vincent Garanger offre une fascinante justesse.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Article 353 du code pénal
de Tanguy Viel
Mise en scène et adaptation Emmanuel Noblet
Avec Vincent Garanger, Emmanuel Noblet
Scénographie Alain Lagarde
Lumière Vyara Stefanova
Son Sébastien Trouvé
Vidéo Pierre Martin OriolProduction Compagnie Les Choses de la vie
Coproduction Compagnie À L’Envi ; Théâtre Durance – Scène nationale de
Château-Arnoux-Saint-Auban ; Théâtre Montansier – Versailles ; Théâtre l’éclat –
Pont-Audemer ; L’Estive – Scène nationale de Foix et de l’Ariège ; Les Célestins –
Théâtre de Lyon ; C.R.E.A – Coopérative de Résidence pour les Écritures, les Auteurs
et les Autrices
Avec le soutien du Théâtre du Rond-Point– ParisDurée : 1h30
Vu en novembre 2024 aux Célestins, Théâtre de Lyon
Théâtre du Rond-Point, Paris
du 21 janvier au 15 février 2025Théâtre de l’Union, CDN du Limousin, Limoges
les 20 et 21 févrierThéâtre de l’Étincelle, Rouen
du 25 février au 1er marsLes Scènes du Golfe, Théâtres Vannes Arradon
le 21 marsComédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche
du 27 mars au 17 avrilL’Estive, Scène nationale de Foix et de l’Ariège
le 29 avrilThéâtre de la Madeleine, Troyes
le 23 mai
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