Au long de sa dernière création, la metteuse en scène et plasticienne de formation rend un sublime et touchant hommage à l’ensemble des éléments scénographiques qui façonnent la magie du théâtre, et s’attache à révéler leur impalpable pouvoir transcendantal.
Ce rideau-là n’est assurément pas comme les autres. Lourd, épais, imposant, il n’est pas de ceux qu’on a, pendant longtemps, tirés vulgairement au début des représentations, ni de ceux qui servent à entretenir l’illusion d’un décorum compassé, ou encore de ceux que les mises en scène contemporaines ont évacués du plateau et remisés au placard des objets théâtraux poussiéreux. Avec sa drôle d’étoffe en velours vieux rose, il fait immédiatement penser à tous ceux dont Nathalie Béasse s’est servie, au fil des années, comme décor, aux rideaux blancs d’happy child, gris de roses, vert du bruit des arbres qui tombent ou moutarde de wonderful world. À ceci près que, cette fois, il n’apparaît pas en fond de scène, mais s’impose comme un acteur de premier plan, sous le regard des spectatrices et spectateurs impressionnés par son envergure. Ce rideau-là, la metteuse en scène nous donne l’occasion de l’observer sous toutes les coutures. D’abord soumis à l’éclairage blafard de plusieurs néons, il prend une autre dimension lorsqu’il se retrouve sous les feux d’une lumière rasante, entre chien et loup. Entre ses plis, se forment alors des zones d’ombre qui lui offrent un relief, une singularité, une identité. Ce rideau-là n’est assurément pas comme les autres, car, sous la baguette de Nathalie Béasse, il semble prendre vie.
Parti (quatrième) mur supposément infranchissable, cet amas de velours vieux rose se transforme en interface quand, soudain, il se soulève pour dévoiler une collection de bouquets de fleurs, comparables à ceux lancés aux vedettes des planches à l’issue des spectacles. Il s’agit là du premier contact, de la première percée, qu’une ribambelle de personnages ne tardent pas à reproduire, et à multiplier, en osant franchir le Rubicon et traverser la barrière de tissu pour s’aventurer sur le devant de la scène. Comme s’il remontait le fil d’une représentation, de l’oeuvre de Nathalie Béasse, voire de l’histoire du théâtre, le rideau se met à régurgiter, les uns après les autres, ces fantômes égarés. À son image, tous ont une identité singulière et se succèdent, pêle-mêle, un homme qui transporte des bûches en bois dans une mallette, un officier militaire qui paraît attendre qu’on lui donne un ordre, une femme équipée d’un ruban de GRS, un ours-mascotte qui ne tarde pas à étreindre une jeune femme ou encore un BCBG italien dont la perruque dégage une fumée pour le moins inquiétante. Lorsqu’elle met en perspective l’ensemble de son répertoire, Nathalie Béasse a coutume de dire que chacun de ses spectacles fait écho à l’une des pièces de la maison. Après l’immense salle à manger, représentée dans ceux-qui-vont-contre-le-vent, velvet paraît, dans cette acception, figurer l’entrée, où le rideau qui, un temps, isolait, masquait, protégeait – comme ceux que l’on trouvait derrière les portes d’entrée des maisons mal isolées pour en conserver la chaleur – devient non pas une frontière bien gardée, mais un seuil, une passerelle, un instrument capable, lorsqu’il est fermé, de stimuler l’imaginaire et, lorsqu’il est ouvert, de révéler l’envers du décor.
Et c’est bien dans l’exploration de cet envers, celui de l’illusion théâtrale, que Nathalie Béasse se lance une fois le rideau projeté au sol, comme dévitalisé. Pour imaginer velvet, l’artiste dit s’être inspirée d’un tableau de Whistler, La Jeune Fille en blanc. Davantage que par l’énigmatique jeune femme rousse représentée par le peintre américain – et glissée dans l’enfilade de personnages qu’elle a convoqués –, elle assure avoir été interpellée par la peau de bête sur laquelle elle se tient, cet ours au regard à ce point pénétrant qu’il semble encore vivant. À son instar, ce sont ces éléments, souvent relégués à l’arrière-plan, parfois négligés et régulièrement englobés dans le mot générique de « décor », dont l’artiste s’attelle à révéler, un par un, l’importance, la puissance et la valeur, inestimable lorsqu’ils servent de rouages à la mécanique théâtrale. Au milieu d’un empilement vertical de rideaux et de toiles accrochés à des cintres, qu’on croirait sorties d’un théâtre artisanal, d’un spectacle de François Tanguy ou de précédentes créations de Nathalie Béasse, Étienne Fague, Clément Goupille, Aimée-Rose Rich et le régisseur plateau Pascal Da Rosa se trouvent alors soumis à un rapport de forces inversé, et mis au service de ces éléments que, d’ordinaire, ils utilisent. Bientôt, ils se transforment en simples faire-valoir du praticable dont ils assurent le ballet, des chaises qu’ils exposent façon star, des animaux empaillés – l’un des gimmicks de Nathalie Béasse – qui ne souffrent pas d’être mal disposés ; et si, à de rares occasions, ils retrouvent leur rôle plein et entier de comédienne et de comédien, ce n’est que pour se mettre à hauteur des éléments scénographiques qui les entourent et révéler leur pouvoir transcendantal.
Tableau après tableau, cette traversée puissamment organique donne une âme et une autonomie à ces objets réputés inanimés grâce à la relation intime et à la connexion forte que Nathalie Béasse, en tant que plasticienne de formation, entretient avec eux. Surtout, elle parvient, dans ce mélange de douceur, d’humour et de mélancolie qui fait tout le sel, le charme et la particularité de son travail, à révéler ce qui, habituellement, reste invisible et difficilement tangible, ces liens, ces forces, ces ondes qui unissent et influencent les différentes composantes d’un spectacle pour générer une illusion théâtrale. Objets, lumières – signées Natalie Gallard –, costumes, musique – magnifiquement composée par Julien Parsy, ou extraite du répertoire du Velvet Underground, de Max Richter ou de Bach – apparaissent pour ce qu’ils sont réellement, comme ces atomes indispensables à l’alchimie scénique qui façonnent la magie du spectacle vivant. En même temps que l’impact qu’ils ont sur les comédiennes et comédiens, cette grande faculté de les transformer en personnage et de les sublimer, Nathalie Béasse permet aussi, avec une émotion palpable et une délicatesse infinie, de toucher du doigt leur façon d’influer sur les spectateurs en matriçant leur regard. À travers cette magnifique ode à l’envers, sans qui l’endroit ne pourrait exister, la metteuse en scène se fait ensorceleuse et, en plongeant dans les arcanes de la magie du théâtre, prouve, par la bande, qu’elle est elle-même de la trempe des magiciennes.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
velvet
Conception, mise en scène et scénographie Nathalie Béasse
Avec Étienne Fague, Clément Goupille, Aimée-Rose Rich
Musique Julien Parsy
Lumières Natalie Gallard
Régie lumière Natalie Gallard ou Loïs Bonte
Assistant Clément Goupille
Régie son Nicolas Lespagnol-Rizzi
Régie plateau Pascal Da Rosa
Construction Philippe RagotProduction association le sens
Coproduction Bonlieu, Scène nationale Annecy ; La Commune, CDN d’Aubervilliers ; Le Quai, CDN Angers Pays de la Loire ; Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène européenne ; Malraux, Scène nationale Chambéry Savoie ; La Rose des Vents, Scène nationale Lille métropole Villeneuve d’Ascq ; Le Carré, Scène nationale Château-Gontier
Avec le soutien du CNDC AngersLa compagnie nathalie béasse est conventionnée par l’État – DRAC Pays de la Loire. Elle reçoit le soutien de la Région Pays de la Loire, du Département du Maine-et-Loire et de la Ville d’Angers. Nathalie Béasse est artiste associée à La Rose des Vents, Scène nationale Lille métropole Villeneuve d’Ascq, à Malraux, Scène nationale Chambéry Savoie, au Quai, CDN Angers Pays de la Loire et à La Commune CDN d’Aubervilliers dans le cadre du Pavillon Théâtre de Nathalie Béasse 2025.
Durée : 1h15
Vu en novembre 2024 au Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène européenne
La Commune, CDN d’Aubervilliers
du 11 au 18 janvier 2025Le Quai, CDN Angers Pays de la Loire
du 31 janvier au 7 févrierThéâtre Louis Aragon, Tremblay-en-France
le 14 févrierLe Carré, Scène nationale Château-Gontier
le 28 févrierLa Rose des Vents, Scène nationale Lille métropole Villeneuve d’Ascq
les 6 et 7 marsThéâtre Dijon Bourgogne, CDN, dans le cadre du festival Théâtre en mai
du 23 au 25 mai
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