Dans un savant mélange de théâtre documentaire et de fiction, le metteur en scène retrace la bascule de TF1 dans le giron du privé, et analyse, avec une infinie justesse, ses conséquences sur le quotidien de bon nombre de journalistes d’hier et d’aujourd’hui.
Ils s’appellent Claire (Chazal), Marie-France (Cubadda), Bruno (Masure), Jean-Pierre (Pernaut), Patrick (Poivre d’Arvor) ou encore Yves (Mourousi). Pendant plusieurs années, voire une ou deux dizaines pour certains d’entre eux, ils se sont invités, à l’heure du déjeuner ou du dîner, à la table des Français, jusqu’à devenir des figures iconiques de la mémoire collective. Présentatrices et présentateurs du JT, de 13 heures ou de 20 heures, de la semaine ou du week-end, le plus regardé de France, ils ont aussi vécu, à leur profit ou à leurs dépens, la grande bascule qui, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, a bouleversé durablement la fabrique de l’information et le paysage audiovisuel hexagonal, la privatisation de Télévision Française 1, plus connue sous le nom de TF1. A leurs côtés, officiait, souvent dans l’ombre, parfois en duplex ou en plateau, une armée de petites mains, chefs ou rédacteurs, dont Thomas Quillardet raconte brillamment, dans un savant mélange de théâtre documentaire et de fiction, le quotidien, fortement bousculé par ce plongeon dans le bain du privé, synonyme d’ère nouvelle.
Car, moins qu’à l’écume télévisuelle, le metteur en scène s’intéresse dans Une télévision française aux coulisses d’une rédaction qui, jour après jour, ne cesse de remettre l’ouvrage sur le métier. Au gré des éditions, des conférences de rédaction, de prévisions et autres réunions « critique », c’est tout un pan de l’Histoire qui défile, de la catastrophe de Tchernobyl à la mort de Malik Oussekine, de la chute du mur de Berlin à celle de Nicolae Ceaușescu, en passant par la guerre du Golfe ou le mythique débat Mitterrand-Chirac de 1988. C’est surtout une façon de construire l’information qui, subrepticement ou violemment, évolue. Partis baroudeurs londoniens du service public, capables, entre deux cigarettes et trois bouteilles de champagne, de mordre au jarret d’un gouvernement qui tente de masquer les ravages du nuage de Tchernobyl ou les violences policières lors des manifestations contre la loi Devaquet, voilà les journalistes contraints, à partir du rachat de TF1 par Francis Bouygues en 1987, de se soumettre à la loi du mort-kilomètre, au diktat de l’audimat et aux sujets dits « concernants » qui matricent encore aujourd’hui le travail des rédactions. C’est aussi une perte d’indépendance progressive, presque larvée, qui, à coups d’auto-censure d’une chefferie qui tremble sur ses bases ou d’appels répétés d’une direction – incarnée par le tandem Patrick Le Lay-Etienne Mougeotte – à l’affût, rend compliqué la diffusion d’un reportage sur un réseau de prostitution qui incrimine Bouygues ou d’une enquête qui met en cause Danone, l’un des principaux annonceurs de la chaîne.
Avec un tel projet, Thomas Quillardet prenait le risque de tomber dans la caricature. Il n’en est rien. Nourri par une série d’entretiens avec une quarantaine de journalistes, anciens ou actuels de TF1, mais aussi issus d’autres rédactions comme Mediapart ou France 2, le metteur en scène décrit, en détail et avec une infinie justesse, la tâche quotidienne de nombre de professionnels, d’hier comme d’aujourd’hui, en proie aux doutes et à la crainte constante de l’erreur, en guerre souterraine pour défendre leur pré-carré ou pour obtenir un poste de correspondant à l’étranger, fascinés par des faits d’une extrême dureté ou négligeant la culture que beaucoup considèrent comme la derrière roue du carrosse. Surtout, grâce à un travail de documentation colossal réalisé à partir d’archives de l’INA, il parvient à prendre de la hauteur pour révéler des tendances qui, alors qu’elles n’étaient embryonnaires, deviendront majeures – le débat Tapie-Le Pen sur l’immigration, la recherche du sensationnalisme, la fascination pour la ruralité… – ou pour faire rire, souvent jaune, à la faveur du recul historique, en convoquant, par exemple, les monts et merveilles culturels promis par Francis Bouygues et sa fine équipe – la résurrection d’Au théâtre ce soir, la célébration d’Olivier Messiaen, la retransmission des « Chorégraphies » (sic) d’Orange – lors de leur audition devant la Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL).
Alors qu’il aurait pu s’enfermer dans une proposition linéaire, Thomas Quillardet fait, au contraire, feu de tout bois pour être, à la manière d’un journal télévisé, constamment à la relance et donner à son spectacle un rythme effréné, mais non moins naturel. Dans le texte, d’abord, qui fuse au lieu de s’appesantir et ne cesse, telle une balle de ping-pong lancée à pleine vitesse, de rebondir, d’ouvrir et de refermer, parfois aussitôt, des discussions qui s’entrecroisent et s’interpellent ; dans le décor, ensuite, qui, sous son apparence monolithique, renferme mille et une trappes, fenêtres et astuces, d’où surgissent, çà et là, un logo un peu kitsch, un reporter envoyé en Roumanie ou une publicité pour Royal Canin, le tout, et c’est osé au vu du sujet, sans aucun usage de la vidéo ; dans sa direction d’acteurs, enfin, qui, avec une fluidité impressionnante, enchaînent les rôles. Sans jamais chercher à imiter les personnages, parfois bien connus, qu’ils incarnent, ils mettent leur puissance de jeu et leur aisance au service des lignes de force narratives édifiées par leur metteur en scène qui, loin, très loin, de s’adresser à la seule corporation journalistique, veille à offrir des petites madeleines proustiennes à chacun.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Une télévision française
Texte et mise en scène Thomas Quillardet
Avec Agnès Adam, Jean-Baptiste Anoumon, Emilie Baba, Benoit Carré, Florent Cheippe, Charlotte Corman, Bénédicte Mbemba, Josué Ndofusu, Blaise Pettebone, Anne-Laure Tondu
Assistante à la mise en scène Titiane Barthel
Scénographie Lisa Navarro
Costumes Benjamin Moreau, assisté de Maïalen Arestegui
Création et régie son Julien Fezans
Lumières Anne Vaglio
Cheffe de chant Ernestine BluteauProduction 8 avril et La Comédie – CDN de Reims
Coproduction Le Trident – Scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin ; La Rose des Vents, Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq ; Le Théâtre de Sartrouville et des Yvelines – CDN ; Le Théâtre de la Ville, Paris ; Le Théâtre de Chelles ; Le Grand R – Scène Nationale de la Roche-sur-Yon ; La Passerelle, Scène nationale de Gap ; Equinoxe, Scène nationale de Châteauroux ; La Comédie de Saint-Etienne – CDN ; Le Gallia – Scène conventionnée de Saintes
Soutiens Région Ile-de-France, Le Théâtre de Vanves, La Villette – Paris
En résidence à la Scène Nationale d’Aubusson / La pépinière
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre NationalDurée : 3h20, entracte compris
Théâtre de la Ville, Paris
du 5 au 22 janvier 2022La Coursive – Scène nationale de La Rochelle
les 25 et 26 janvierEquinoxe – Scène nationale de Châteauroux
le 29 janvierLe Grand R – Scène nationale de La Roche-sur-Yon
les 1er et 2 févrierThéâtre d’Angoulême, Scène nationale
le 4 févrierLa Rose des Vents – Scène nationale de Villeneuve d’Ascq
les 22 et 23 févrierLa Passerelle – Scène nationale de Gap
le 26 février
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