A l’Opéra Bastille, Dmitri Tcherniakov réinvente avec audace Les Troyens de Berlioz en peignant la dévastation de la guerre et la reconstruction des victimes dans une mise en scène qui ose démythifier son antique sujet et l’humaniser plus que jamais.
Troisième production des Troyens en trente ans à l’Opéra Bastille, le spectacle doublement « anniversaire » était fort attendu… Après l’épure tragique et magnifiquement universelle d’un Wernicke à l’unique décor de muraille toute blanche immaculée, les ruines de Troie, chez Tcherniakov, sont celles d’une citée contemporaine qui suinte d’une noirceur désolée. La ville bétonnée aux immeubles anguleux et aux façades lépreuses est sombre comme sous les cendres. Mais, à l’écart, reluisent les lambris et le cristal de l’intérieur royal où Priam et sa descendance forment le symbole édifiant d’un pouvoir superficiel et déconnecté. Véronique Gens est Hécube. Elle montre avec force démonstration qu’elle est une figurante de luxe mais le choix de distribution demeure curieux. Deux espaces antithétiques scindent donc le plateau : une élite gratinée et un peuple chauffé à blanc qui, aussitôt la fin de la guerre proclamée, investit la rue pour clamer sa liesse non sans brutalité. Les mouvements de foule sont bien réglés mais les chœurs peinent vocalement à être bien en place.
Sans cheval, La prise de Troie réserve des images spectaculaires de dévastation et d’insurrection. Cassandre prophétise au micro d’une journaliste en reportage tandis que des manchettes d’informations défilent sur le décor comme sur les chaînes tv. Stéphanie d’Oustrac impose une présence scénique tout à fait exceptionnelle d’étrangeté et de révolte qui comble les limites de ses moyens vocaux pour le rôle. Pour autant, cette première partie semble un peu trop indiquée et dessinée à gros traits.
La suite Carthaginoise est bien plus passionnante. Elle est aussi injustement plus décriée. La mise en scène de Tcherniakov plonge Didon et les Troyens vaincus dans un « Centre de soins en psycho-traumatologie ». De méditerranéen, il n’y a entre ses murs pastels qu’un poster géant de plage et de palmiers. Rien de paradisiaque sinon. Les corps sont estropiés ou fatigués, les âmes en peine. Ils vont tenter de se remettre en forme au cours d’ateliers crépon ou de relaxation et de jeux de rôle comme les affectionne particulièrement Tcherniakov. Festif, l’acte commence sous les confettis et les cotillons mais cédera vite la place au désenchantement et à la mélancolie.
Usant d’un point de vue aussi distancié, volontairement antihéroïque, la mise en scène affiche néanmoins plus d’évidence. Elle fait sourire sans écarter l’émotion. Il n’y a aucune vulgarité dans la chronique de ce quotidien singulier, juste la peinture d’un profond désarroi lié au besoin de se reconstruire. Bien sûr, il semble dérisoire et prosaïque de chanter l’extase et l’ivresse de l’amour entre des tables de réfectoire et sur des tapis de yoga mais c’est sans compter sur la géniale direction d’acteurs de Tcherniakov. Car dans ce cadre atypique, la naissance de la passion soudaine comme la déchirure de la séparation et du renoncement apparaissent avec une étonnante vérité. Les attitudes gauches, les regards fuyants, l’attraction des corps qui finalement se dérobent, la solitude des êtres qui s’unissent et se désunissent… tout est d’une épatante justesse et d’une touchante tendresse.
Et Ekaterina Semenchuk est une Didon sensationnelle, certes fort peu royale mais bouleversante d’humanité. La mezzo possède l’ampleur vocale et l’engagement théâtral requis. L’Enée de Brandon Jovanovich qui paraît un peu fragile n’est pas non plus sans vaillance. Autour d’eux, l’oeuvre bénéficie d’un plateau vocal convaincant : Michèle Losier en Ascagne assuré, Stéphane Degout en puissant Chorèbe, Christian Van Horn, excellent Narbal, Aude Extrémo, superbe Anna. Le Iopas de Cyrille Dubois est d’une finesse et d’un style exquis et l’Hylas de Bror Magnus Todenes est bien émouvant.
L’œuvre monumentale est dirigée par Philippe Jordan avec le style qu’on lui connaît. S’il valorise avec goût la délicate intimité de certains passages et accompagne les voix puissantes jusqu’au murmure dans le grand duo d’amour, La prise de Troie pâtit d’une étonnante langueur et d’une dimension trop peu épique. Le geste est beau mais manque de flamme et de folie. La chasse royale est en revanche fort bien exécutée et les Troyens retrouvent alors l’élan qui leur manquait.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Les Troyens
OPÉRA EN CINQ ACTES ET NEUF TABLEAUX 1863
MUSIQUE ET LIVRET Hector Berlioz (1803‑1869) D’APRÈS Virgile, L’Énéide
En langue française Surtitrage en français et en anglais
DIRECTION MUSICALE Philippe Jordan MISE EN SCÈNE | DÉCORS Dmitri Tcherniakov COSTUMES Elena Zaytseva LUMIÈRES Gleb Filshtinsky VIDÉO Tieni Burkhalter CHEF DES CHŒURS José Luis Basso
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris
La Prise de TroieCassandre :
Stéphanie d’OustracAscagne :
Michèle LosierHécube :
Véronique GensÉnée :
Brandon JovanovichChorèbe :
Stéphane DegoutPanthée :
Christian HelmerLe Fantôme d’Hector :
Thomas DearPriam :
Paata BurchuladzeUn Capitaine Grec :
Jean-Luc BallestraHellenus :
Jean-François MarrasPolyxène :
Sophie ClaisseLes Troyens à Carthage
Didon :
Ekaterina SemenchukAnna :
Aude ExtrémoAscagne :
Michèle LosierÉnée :
Brandon JovanovichIopas :
Cyrille DuboisHylas :
Bror Magnus TødenesNarbal
Christian Van HornDeux Capitaines troyens :
Jean-Luc Ballestra
Tomislav LavoieLe Fantôme de Cassandre :
Stéphanie d’OustracLe Fantôme de Chorèbe :
Stéphane DegoutLe Fantôme d’Hector :
Thomas DearLe Fantôme de Priam :
Paata BurchuladzeMercure :
Bernard Arrieta
*Débuts à l’Opéra national de Paris **Artistes des Chœurs de l’Opéra national de Paris.
Durée: 4h45 (2 entractes)OPÉRA BASTILLE
7 représentations du 25 janvier au 12 février 2019
Avant-première jeunes le 22 janvier 2019, réservée aux moins de 28 ans
Retransmission en direct sur Arte concert le 31 janvier 2019 et sur Arte ultérieurement
Radiodifusion sur France Musique ultérieurement
Bonjour,
1/ Mise en scène et 2/ costumes extrêmement décevants. Ce spectacle est une Bérézina du point de vue esthétique. Pauvre Berlioz…
Un opéra doit aussi être une féerie pour les yeux !
Dans les années 80/90, l’opéra Bastille offrait des mises en scène inoubliables.
Si l’on ajoute la place de la Bastille défigurée par des travaux, ce qui peut apparaître comme un détail participe au désenchantement général : comment peut-on prendre en otages, ici des citoyens, là des clients, de la sorte ?
On ne nous y reprendra plus.