Après sa trilogie des Inégalités, l’auteur et metteur en scène anglais Alexander Zeldin aborde avec Une mort dans la famille la solitude de l’homme contemporain sous un angle plus intime, personnel. Dans cette première pièce avec des acteurs français, on retrouve toutefois sa capacité formidable à mettre en scène la vie de petites communautés en marge de la société. En l’occurrence, celle d’un Ehpad.
Nous quittions Alexander Zeldin en juin 2021 sur une fermeture qui, pour les personnages concernés, était davantage que la fin d’une histoire collective. La mise à l’arrêt de la petite banque alimentaire de Faith, Hope and Charity, malgré la lutte de ses bénéficiaires et bénévoles, semblait en effet annoncer la disparition d’un monde et le début d’une catastrophe dont les signes étaient là depuis longtemps, fondus dans une masse de tristesses plus anciennes encore. On retrouve l’auteur et metteur en scène anglais aux Ateliers Berthier – il est artiste associé au Théâtre de l’Odéon – autour d’une autre perte : celle d’une personne cette fois, ou de plusieurs. Car le décès annoncé dès le titre du nouveau spectacle d’Alexander Zeldin peut concerner plusieurs membres de la famille que l’on découvre au plateau. S’agit-il du père, mort il y a un an ? De celle de la grand-mère (Marie-Christine Barrault), que l’on devine imminente dès la première scène, située dans la maison de sa fille (Catherine Vinatier) et ses deux enfants ? À moins que l’ombre qui plane sur la pièce ne dépasse ce cercle familial pour s’étendre sur une communauté plus large ?
L’autofiction familiale – il revendique s’être largement inspiré de son histoire personnelle pour l’écriture de cette pièce –, telle que la pratique Alexander Zeldin n’est pas en rupture radicale avec la trilogie des Inégalités qui l’a fait connaître en France. Si ses personnages évoluent dans un contexte français et non plus anglais comme c’était le cas jusque-là dans son théâtre, ils sont proches des réalités décrites dans Faith, Hope and Charity et dans les deux volets précédents du triptyque des Inégalités, Beyond Caring et Love. Fragilisée par la mort précoce du père, la petite famille est au bord du précipice où se tenaient les protagonistes de la pièce précédente, qui tentaient de se réparer entre eux dans leur banque alimentaire. Dans le décor hyperréaliste d’une maison un peu défraîchie et désordonnée qui dit d’emblée beaucoup de leur état, les quatre personnages principaux d’Une mort dans la famille apparaissent comme des gros plans sur une violence sociale explorée auparavant par Alexander Zeldin d’une manière plus large.
La maison décrite plus tôt ne reste d’ailleurs pas longtemps le cadre de Une mort dans la famille. Après l’un des nombreux noirs qui rythment la pièce, et cassent son grand réalisme pour mieux le reconstruire, l’espace intime a déjà disparu au profit d’une scénographie aux lignes plus impersonnelles. Marguerite Brun, la grand-mère, est tombée. Elle se trouve désormais là où elle a tout fait pour ne pas être : un Ehpad. Déplacée dans ce monde régi par des règles qui ne sont pas les siennes, la fiction familiale, avec ses secrets, ses crises et ses moments d’amour, se rapproche de très près du théâtre d’Alexander Zeldin que l’on connaît. Dans l’institution où elle atterrit, Marguerite n’est qu’une voix à peine plus audible, plus mise en avant que les autres. Et encore, grâce aux visites que lui rendent sa fille et ses deux petits-fils, qui tout en déroulant leur histoire de famille marquée par la perte, se font révélateurs du fonctionnement d’établissements que la crise sanitaire a fait sortir du silence dans lequel ils sont d’habitude plongés.
C’est donc une fois de plus une petite communauté en marge de la société que l’artiste anglais donne à voir, avec la précision et le sens du tragi-comique que l’on a déjà pu apprécier chez lui. Son décor conçu par l’Atelier de construction de l’Odéon a en effet tout de l’Ehpad standard : un mobilier terne, uniquement fonctionnel, un personnel – Nicole Dogué dans le rôle de l’aide-soignante et Karidja Touré en auxiliaire de vie – qui fait avec les moyens du bord pour insuffler un peu de vie entre des murs où tout rappelle la mort, et ses résidents qui chacun à sa façon attendent de passer de l’autre côté. Incarnés par des comédiens amateurs, ces derniers sont pour beaucoup dans la qualité de réel, ou plutôt de « sur-réel » que produit la pièce. Non qu’Alexander Zeldin dirige ces comédiens différemment des artistes professionnels : on sent que l’hétérogénéité du groupe tient celui-ci en vie, que les dialogues, les questions qui ont forcément nourri le travail de création sont là derrière les silences. Et ceux-ci sont nombreux, parfois longs, dans les scènes de la salle commune de l’Ehpad.
D’une lenteur extrême, presque pénible, Une mort dans la famille peut passer sans transition à un emballement de tous les acteurs. Dans ce rythme imprévisible, certains passent de vie à trépas sans en faire un drame : ils sont là, avec les autres, et tout d’un coup ils n’y sont plus. Les comédiens qui les incarnent se lèvent alors, et doucement s’installent parmi les spectateurs. En assistant avec nous à ce qui reste de représentation, ils font muettement bouger plusieurs lignes : entre vie et mort, entre salle et scène. La famille désignée par le titre ne serait-elle pas celle du théâtre ? Et le mort qui la hante quelque personnage que tout le monde connaît, comme le Roi Lear souvent cité par Alexander Zeldin ? Tout en nous mettant sans détours face à la manière dont vivent et meurent nos personnes âgées, Une mort dans la famille se fait très habilement une place dans l’histoire d’un art qu’il ne se prive pas de pousser jusqu’à ses limites, tout près de la vie. Et de son autre rive.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Une mort dans la famille
Texte et mise en scène : Alexander Zeldin
Avec : Marie Christine Barrault, Thierry Bosc, Nicole Dogué, Annie Mercier, Karidja Touré, Catherine Vinatier
Et Nita Alonso, Flores Cardo, Francine Champlon, Michèle Kerneis, Dominique de Lapparent, Françoise Rémont, Marius Yelolo et
Aliocha Delmotte, Hadrien Heaulmé, Mona,
Ferdinand RedoulouxScénographie / costumes : Natasha Jenkins
Lumière Marc Williams
Son Josh Anio Grigg
Travail du mouvement Marcin Rudy
Dramaturge / collaboratrice artistique Kenza Berrada
Collaborateur artistique Robin Ormond
Assistante costumes Gaïssiry Sall
Stagiaire à la mise en scène Marcus GarzonRéalisation du décor Atelier de construction de l’Odéon-Théâtre de l’Europe
Production Odéon-Théâtre de l’Europe
Coproduction Grand Théâtre de Luxembourg, Comédie de Genève, Théâtre de Liège, Comédie de Clermont-Ferrand
Durée : 2h10
Théâtre de l’Odéon – Ateliers Berthier
Du 11 – 21 janvier 2023
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