Avec son adaptation de l’oeuvre d’Ibsen, Yngvild Aspeli poursuit son exploration des grands classiques de la littérature. Au plateau, dans le rôle central, elle creuse le sous-texte de la pièce avec une grande finesse, avec un art et une pensée aigüe de la manipulation.
Avant de nous dévoiler le décor d’intérieur de sa Maison de poupée, c’est devant un rideau noir, elle-même vêtue de sombre, comme le sont souvent les marionnettistes pour se rendre invisibles derrière leurs créatures, qu’Yngvild Aspeli se présente à nous. Jamais elle n’était apparue ainsi à son spectateur dans les pièces hybrides, centrées sur le langage de la marionnette qu’elle crée depuis 2011 à la tête de sa compagnie Plexus Polaire, désormais l’une des compagnies de marionnette parmi les plus célèbres en France, très réputée également à l’international. La dernière fois que l’artiste d’origine norvégienne apparaissait au plateau de ses propres créations, c’était dans Chambre noire (2017), inspiré très librement du roman La faculté des rêves de Sara Stridsberg. À l’aide de marionnettes de tailles différentes qu’elle manipulait toutes elle-même, elle dressait un singulier portrait de l’icône féministe Valérie Solanas : depuis son lit de mort dans un hôtel miteux de San Francisco, celle-ci convoquait les grandes figures de sa vie, comme Andy Warhol qu’elle avait tenté d’assassiner par balles.
Dans Chambre noire, on voyait Yngvild Aspeli manipuler ses différentes Valérie. On l’observait donner vie à un petit microcosme américain des années 1960-70 tout déformé par des délires d’agonie, mais jamais nous ne pouvions déceler son point de vue personnel sur ce qu’elle faisait naître devant nous. À aucun moment non plus elle ne prenait la parole en son nom. Ce qu’elle fait en ouverture de sa Maison de poupée, en racontant sur un ton qui lui est bien familier, celui de la fable, de quelle manière elle en est venue à s’emparer de cette pièce qui, en son temps, en 1879, a fait scandale, mais qui est aujourd’hui parmi les plus montées en Europe. Tout part, dit-elle, d’un oiseau. D’un oiseau qui a fait « boom » sur sa fenêtre, tandis qu’elle lit en écoutant la pluie. Elle se lève alors, poursuit-elle, se dirige vers sa bibliothèque où sa main rencontre le texte d’Henrik Ibsen, qui s’ouvre lui aussi sur bien des noms d’oiseaux, « alouette », « étourneau ». Utilisés par l’avocat Hemler pour s’adresser à sa femme Nora, ces mots se rapprochent trop de ceux que prononce Yngvild au seuil de la pièce pour qu’on ne soupçonne pas que cette parole directe soit elle aussi une forme de fiction.
Avec cette adresse directe, plus que la femme, c’est la marionnettiste qui s’adresse à nous et nous donne quelques clés pour comprendre son univers, pour saisir comment elle en vient à matérialiser une idée, une image ou une histoire. Cette Yngvild-là ne disparaîtra jamais complètement une fois le rideau noir levé sur l’élégante scénographie de François Gauthier-Lafaye, qui respecte l’esprit des indications données par Ibsen tout en prenant des libertés avec les détails, comme le fait la marionnettiste et metteure en scène avec le texte de la pièce. Plus qu’un salon au complet, c’est une esquisse de pièce à vivre qui s’offre à nous. Entre un grand canapé, une table, un sapin de Noël posés sur un parquet, de l’espace vide suggère à lui seul le type de lecture que fait Yngvild Aspeli d’Une maison de poupée : concentrée sur les béances du texte, sur les écarts qui séparent les apparences d’une réalité qu’Ibsen donne à deviner plus qu’à connaître. Pour ce faire, contrairement à l’auteur qui entretient plus longtemps les masques de ses protagonistes, l’artiste décide de révéler d’emblée le secret de Nora : son emprunt frauduleux à l’homme d’affaires Krogstad, pour financer le voyage en Italie nécessaire à la santé de son mari malade. C’est d’ailleurs de plus profond que viennent l’étrangeté et l’intérêt de la pièce, suggère ainsi la marionnettiste.
Debout, droits comme des piquets ou des épouvantails, des marionnettes à taille presque humaine, mais à la figure trop étrange, trop naïve pour faire vrai – comme la grande majorité des marionnettes de Plexus Polaire, dont les créatures nous placent ainsi dans une zone intermédiaire entre le conte et l’inquiétante étrangeté – attendent qu’on vienne les manipuler. L’avocat Hemler, le docteur Rank, Madame Linde et les trois petits enfants sont là ; l’homme d’affaires Krogstad arrivera bientôt pour repartir aussi sec, et revenir un peu plus tard. Guère par contre de bonne, ni de femme de chambre et de commissionnaire : cette Maison de poupée est réduite à son essence, afin de mieux creuser ce qui se passe entre les êtres, derrière leurs mots. C’est à Nora que revient la place centrale de cette Maison qui littéralement est ici « maison de poupée ». Elle est à la fois incarnée et manipulée par Yngvild Aspeli, qui est aussi pendant les trois quarts de la pièce la seule manipulatrice visible du spectacle. L’acteur-marionnettiste Viktor Lukawski – fidèle collaborateur de Plexux Polaire, comme la musicienne et compositrice Guro Skumsnes Moe et plusieurs personnes de la distribution – œuvre alors dans l’ombre pour entretenir une illusion de réel, d’autonomie des pantins que le jeu d’Yngvild ne cesse d’empêcher.
Cette cohabitation, cette friction entre différents rapports à la marionnette, est le moteur de cette Maison de poupée, de loin la pièce la plus théâtrale de l’artiste, qui jusque-là réduisait au minimum les échanges verbaux entre ses personnages, les convertissant en images, en tableaux vivants souvent accompagnés de musique live. C’est en grande partie parce que la manipulation visible fraie sans cesse avec l’invisible que la transformation de Nora advient. Yngvild Aspeli prouve ainsi une fois de plus que la marionnette fait vraiment sens lorsqu’elle est clé dramaturgique, et non simplement illustration ou support de récit. Grâce à ce travail d’une précision extrême sur l’objet et la superposition de plusieurs niveaux de jeu et de lecture, le spectacle donne à apprécier toute la portée de la pièce d’Ibsen, qui va bien au-delà du contexte historique et culturel où elle s’inscrit, celui de la Norvège du XIXe siècle. La question de la liberté, que choisit Nora en quittant finalement son mari, qui refuse de la soutenir lorsqu’il apprend son secret, traverse les époques. De même que celle de la mort, qui plane dans la pièce, notamment à travers la figure mystérieuse du docteur Krogstad. Filant la métaphore de la tarentelle, dansée par Nora avec Krogstad à la fin du deuxième acte, Yngvild Aspeli peuple aussi sa Maison d’araignées qui ont autant à dire que les humains sur ce qui se trame dans les zones d’ombres de cette Maison fascinante.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Une maison de poupée
Mise en scène Yngvild Aspeli, Paola Rizza
Actrice-marionnettiste Yngvild Aspeli
Acteur-marionnettiste Viktor Lukawski
Composition musique Guro Skumsnes Moe
Fabrication marionnettes Yngvild Aspeli, Sébastien Puech, Carole Allemand, Pascale Blaison, Delphine Cerf
Scénographie François Gauthier-Lafaye
Lumière Vincent Loubière
Costumes Benjamin Moreau
Son Simon Masson
Plateau Alix Weugue
Dramaturgie Pauline Thimonnier
Chorégraphie Cécile Laloy
Coordination chorale Pauline SchillProduction Plexus Polaire
Coproduction Théâtre Dijon Bourgogne CDN ; Le GRRRANIT, Scène nationale de Belfort ; Les Gémeaux, Scène nationale de Sceaux ; Le Bateau Feu, Scène nationale de Dunkerque ; Le Sablier, Centre Nationale de la Marionnette, Ifs ; Le Trident, Scène nationale de Cherbourg ; Le Manège, Scène nationale de Reims ; Figurteatret i Nordland, Stamsund ; Baerum Kulturhus
Soutien Kulturrådet / Arts Council Norway ; DGCA Ministère de la Culture ; DRAC et Région Bourgogne Franche Comté ; Département de l’YonneDurée : 1h20
Vu en septembre 2023 au Festival de Charleville-Mézières
Théâtre du Rond-Point, Paris
du 23 janvier au 2 février 2025Le Manège, Scène nationale de Reims
les 27 et 28 févrierLa Coursive, Scène nationale de la Rochelle
du 12 au 14 marsThéâtre les Colonnes, Miramas
les 19 et 20 marsLes 2 Scènes, en partenariat avec le Nouveau Théâtre de Besançon
du 25 au 28 marsMC2: Grenoble
du 2 au 4 avrilLe Théâtre, Scène nationale de Mâcon
le 8 avrilL’Arc, Scène nationale Le Creusot
le 10 avrilScènes du Jura, Dole
le 16 avrilQuai 9, Lanester, avec le Théâtre à la Coque, CNMA, Lorient
le 19 avril
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