La directrice du Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon Carole Thibaut met en scène une fresque familiale et territoriale avec une élégance rare.
Abrité par un arbre suspendu, le décor évoque un grand jardin idyllique, presque biblique, où le temps semble s’être arrêté. Une lumière chatoyante baigne le plateau. Des toiles flottent autour de la scène, créant des coursives apparentes. Au centre, une femme, âgée de soixante-dix ans, peut-être plus. Sa présence est magnétique, son charisme palpable. Il s’agit de l’héroïne de l’histoire, Galia Libertad. Elle va bientôt mourir. Elle le sait, mais ne s’en inquiète pas. Autour d’elle, pendant trois jours et trois nuits, ses enfants, petits-enfants, amis et anciens amants se rendent à son chevet. La pièce raconte ces retrouvailles, forcément cathartiques. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait croire, la mort n’est ici qu’un prétexte pour mettre en scène les liens qui unissent ces neuf personnages, saisir les aspirations générationnelles qui les éloignent, croquer les fêlures qui les rendent attachants, et narrer, en creux, cent ans de Montluçon et ses environs où leur vie prend racine et se déploie.
Le projet de l’autrice, metteure en scène et directrice du CDN de cette même ville, Carole Thibaut, s’annonçait ambitieux, pour l’ampleur de son sujet et pour le mélange des genres – documentaires, fictifs et commémoratifs. Le résultat est une réussite totale. En seulement 2h30, l’artiste parvient à déployer une véritable saga qui captive comme un récit feuilletonnant, éveille par sa rigueur historique et résonne fortement en nous malgré son élégante absence de pathos.
Issue du prolétariat, cette famille se compose de trois générations de Montluçonnais. La première, mue par la rage de vivre, invente son existence dans les décombres de la guerre, à l’usine, avec les syndicats et sur les planches de théâtre ; la deuxième, cabossée par les décisions de la première, est marquée par l’échec des utopies, les divorces et la fin d’un monde qu’elle n’a pas choisie, mais dont elle a largement profité ; la troisième, angoissée par l’hostilité de l’avenir qui l’attend, tonne contre le patriarcat et l’inconséquence des « boomers ». Le commun et le singulier se télescopent : il sera question du destin tragique des parents de Galia, immigrés et précipités dans une guerre fatale, de la sexualité libérée de sa protagoniste orpheline, de son fils métis torturé par l’absence de son père, et encore de tant d’autres histoires.
Le plaisir tient d’abord à l’intelligence de la narration. Le récit se compose dans le désordre, par petites touches successives, de façon délicatement impressionniste, au gré des prises de parole, des déclarations d’amour et des coups de gueule. Malgré la quantité d’informations à assimiler, la sensation de fluidité domine. Le didactisme des incursions historiques et documentaires est désamorcé par l’autodérision ou la ferveur : l’une raconte l’échec de l’occupation de l’usine Dunlop et termine par une ode fiévreuse aux Gilets jaunes, l’autre retrace ses souvenirs d’acteur dans la ville de Hérisson, avec tableaux et friandises à l’appui, le troisième explique le procédé Bessemer, qui permet d’affiner la fonte brute en acier, avec une prestance professorale.
Carole Thibaut s’est inspirée du parcours de ses comédiens pour donner corps à ces histoires. Certains sont originaires de la région et tous impressionnent par la justesse de leur jeu, à commencer – s’il ne fallait en citer que deux – par l’immense Monique Brun dans le rôle de Galia et le génial Olivier Perrier qui campe Pierre, l’ancien acteur. La pièce, qui se déroule entièrement dans le jardin, est aussi ponctuée par de beaux tableaux : une séquence dansée hyper tonique – quoiqu’un peu trop longue –, des apartés nocturnes dans les coursives et un ultime au revoir à la mise en scène paillarde et fleurie. Au fil de ces agapes mortuaires, Carole Thibaut et les siens nous apprennent que les plaies de l’enfance se pansent avec le récit familial et territorial. Toujours, il faut dire, raconter, voire imaginer des anecdotes quand les faits viennent à manquer ; toujours, il faut connaître l’histoire du lieu où l’on vit pour en profiter, l’aimer et le réinventer. L’apaisement arrive quand la petite histoire se noue avec la grande. Découvert à Montluçon, le soir de la première, le spectacle avait un retentissement particulier, forcément, mais son récit emblématique a de quoi émouvoir toute la France.
Igor Hansen-Love – sceneweb.fr
Un siècle, vie et mort de Galia Libertad
Texte et mise en scène Carole Thibaut
Avec Monique Brun, Antoine Caubet, Jean-Jacques Mielczarek, Olivier Perrier, Mohamed Rouabhi, Valérie Schwarcz, et La Jeune Troupe des Îlets #2 : Hugo Anguenot, Chloé Bouiller, Louise Héritier
Assistanat à la mise en scène Marie Demesy
Scénographie Camille Allain-Dulondel
Costumes Malaury Flamand
Lumières Yoann Tivoli
Son Margaux Robin
Vidéo Léo Derre
Musique inspirée Romain « Wilton » Maurel
Image Marie Vialle, Claire Angenot, David Damar-Chrétien ainsi que les enfants Eliott Ribaltchenko et Ana Ziani-Brenas
Voix Carole Thibaut
Construction décor Sébastien Debonnet, Jérôme Sautereau, Stéphanie Manchon, Séverine Yvernault
Régie générale et participation à la conception décor Frédéric Godignon et Pascal Gelmi
Régie lumière Guilhèm Barral, Florent Klein
Régie son Pascal Gelmi
Régie plateau Léo Laforêt
Régie vidéo Thibaut Cherdo
Recherche accessoires Laurent Lureault
Stagiaires Constance De Saint Remy, Léa Peguy, Leslie CarmineProduction Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon Coproduction maisondelaculture de Bourges – Scène nationale
Avec la participation artistique de l’Ensatt (Lyon)Durée : 2h30
Vu en janvier 2022 au Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon
Théâtre de la Tempête, Paris
du 5 au 15 décembre 2024
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !