Avec Un Jour tout s’illuminera, la Cie Troisième Génération s’empare d’un documentaire retraçant un macabre fait divers pour en faire un spectacle sombre et lumineux sur la misère, et mêler partition gestuelle et oralité en un maillage surprenant et porteur de sens. Une découverte renversante au Théâtre du Train Bleu.
Ceux qui ont vu le film d’Arnaud Desplechin connaissent cette histoire. Sorti en 2019, Roubaix, une lumière ! racontait un fait divers sordide survenu dans la ville des Hauts-de-France, où le cinéaste a ses attaches, et opérait un tournant dans sa cinématographie en plongeant dans un genre qu’il n’avait encore jamais abordé, le polar social, pour en tirer une œuvre sombre et somptueuse, un film d’une noirceur et d’une humanité tenace, servi par des acteurs et actrices criant de vérité (Roshdy Zem, Léa Seydoux, Sara Forestier, Antoine Reinartz en tête). Inspiré d’un documentaire aujourd’hui invisible de Mosco Boucault intitulé Roubaix, commissariat central, affaires courantes, le scénario de Desplechin mettait pour la première fois les mains dans le cambouis de la misère et la ville, filmée au plus près, dans sa géographie organique, devenait la matrice de ce récit déchirant.
Présenté au Théâtre du Train Bleu, Un Jour tout s’illuminera puise lui aussi sa matière théâtrale dans le documentaire en question, mais traite son sujet par un autre biais. Il rejoint l’identité artistique de la compagnie Troisième Génération, rompue à la pratique du mime, autrice de spectacles ciselés et vibrants ayant pour particularité de mêler le geste à la parole. Oui, le mime, discipline encore très connotée, réveillant immédiatement dans le berceau référentiel collectif des images de visage triste fardé de blanc. Il renvoie indubitablement au langage du corps, à la parole abolie, puisque supplantée par le geste, au Pierrot lunaire des Enfants du Paradis, le fameux mime Baptiste, aussi mélancolique que clownesque dans le chef-d’œuvre de Marcel Carné. Qui dit mime dit souvent silence, mais depuis les lignes ont bougé et la Compagnie Troisième Génération fait partie de ceux qui tirent le genre du côté de la modernité et explorent de nouveaux territoires en ouvrant les possibilités narratives et en frictionnant les outils d’expression au plateau.
Ici, pas de décor, contrairement aux deux films, fiction et documentaire, qui placent la ville du Nord au centre de leur titre. Corps, costumes, postures et façons de parler suffisent à camper un contexte de précarité sociale abyssale. Les dialogues sont empruntés mot pour mot, hésitations comprises, avec trébuchements et autres dérapages d’une parole non huilée, à ce qui s’exprime dans le documentaire. Une retranscription au plus près de l’oralité qui ancre le spectacle dans un naturalisme saisissant. On y suit le déroulé d’une enquête policière en lien avec le meurtre d’une vieille dame. Dans le voisinage, l’entourage est interrogé et la parole circule des uns aux autres, jeunes du quartier, mère célibataire habitant à côté et deux femmes, bientôt suspectes et nœud de l’intrigue. Plus que les personnages qui se dessinent, et au-delà du fait divers au ras du réel qui sert de trame, le spectacle embrasse de multiples enjeux et s’extrait d’un réalisme univoque en convoquant une gestuelle exacerbée qui le fait pencher vers une portée plus vaste : le mystère de nos actes et notre manière d’en faire le récit, notre rapport trouble à la vérité, au mensonge et notre façon de négocier avec les deux.
Le langage du corps est ici aussi expressif que le verbe. Le mouvement accompagne l’émission de la parole en une danse tantôt harmonieuse ou discordante qui ponctue avec parcimonie, en soulignement léger ou en contrepoint aérien, les situations. Jamais purement illustrative, toujours subtile et sur le fil, la partition chorégraphique crée un sous-texte fascinant, une nouvelle grille de lecture qui vient confirmer, infirmer, augmenter ce que disent les mots. On ne sait plus qui trahit qui. Le corps, les mots, la mémoire, l’amie ?
En se décollant ainsi d’un rapport immédiat et photocopié au documentaire, en étirant, en rythmant, en osant une gestuelle autre, différente, décalée, Sergi Emiliano I Griell, à la mise en scène de ce chef-d’œuvre d’audace et de délicatesse, ouvre les champs de la perception et de la réception. Il imagine une forme neuve qui orchestre la rencontre d’une discipline avec un sujet – qui a déjà vu le mime s’emparer d’une enquête criminelle pour la porter au plateau en théâtre gestuel ? En usant de techniques narratives propres au cinéma, le montage alterné de scènes qui font avancer l’intrigue, il confère sa dynamique à la représentation. Tout, dans ce spectacle d’une profondeur et d’une richesse inouïe confine à la perfection, tout y est d’une pertinence exquise, depuis l’utilisation de l’espace jusqu’à l’ambiance sonore et musicale qui emprunte certains thèmes signés Grégoire Hetzel à la bande originale du film de Desplechin. Tout respire la maturation d’un travail de longue haleine et l’intelligence intuitive.
La qualité des interprètes y est pour beaucoup dans l’affaire. Rarement on aura vu une si belle direction d’acteur.ices, une telle homogénéité dans le jeu, une si pertinente hybridation des registres, un si bel équilibre des talents en présence. Tous sont remarquables de justesse, de précision, d’ancrage. Agnès Delachair, Jules-Angelo Bigarnet, Clémentine Marchand, Paul Jeanson, Faustine Tournan, Matthieu Carrani, on en connaissait certains, on en découvre d’autres, et l’on sort médusé par leur puissance d’incarnation. Chacun dans son (ses) rôle(s) et ensemble, ils sont la chair de ce spectacle qui parvient, comme un petit miracle, à épaissir son propos initial en le soulevant littéralement de terre. Car lorsqu’ils bougent et ondoient dans l’espace, les comédien.nes semblent déplacer des mondes autant qu’enferrer leur personnage dans une impasse sociale, une existence chapeautée par la chape de plomb de leur misère. Et leur gestuelle renvoie par endroits aux danses urbaines, celles-là justement qui sont nées dans la rue, à certains mouvements du hip hop, à la fois hachés et aériens.
Corps désarticulé, corps furtif et flottant, corps en accéléré ou au ralenti, verticalités qui se désaxent, regards qui se biaisent, il se tisse dans la partition physique de ce spectacle un réseau de signes et de sens impénétrables, mais palpables. Dans les interstices des témoignages et des gestes, se glisse la vérité mouvante de nos êtres, cette part insaisissable du réel mise à l’épreuve du plateau. Et dans ce jeu du chat et de la souris entre police et suspect.es, dans cette scène de reconstitution du crime qui en est l’apogée, dans la répétition séquencée et sidérante des gestes accomplis, on réalise, abasourdis, que c’est en la théâtralisant, que la vie nous apparaît, affolante, comme un secret qui éclate au visage.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Un Jour tout s’illuminera
Adaptation et mise en scène Sergi Emiliano I Griell
Avec Agnès Delachair, Jules-Angelo Bigarnet, Clémentine Marchand, Paul Jeanson, Faustine Tournan, Matthieu Carrani
Voix off Perrine Marillier
Création lumières Geoffroy Adragna
Création sonore Claire Cahu, Félix Marty
Scénographie Philippe Casaban, Eric Charbeau
Costumes Isabelle Deffin
Vidéaste Kamel Maad
Musiques Grégoire Hetzel, ROVERProduction Compagnie Troisième Génération
Coproduction L’Odyssée – Scène conventionnée d’intérêt national Art et création (Périgueux), DRAC – Nouvelle- Aquitaine, O.A.R.A (Office Artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine), Agence culturelle départementale Dordogne- Périgord, La Gare Mondiale (Bergerac)Durée : 1h
Festival Off d’Avignon 2023
Théâtre du Train Bleu
du 7 au 25 juillet, les jours impairs, à 10h55
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