Itinéraire d’une infirmière, un engagement de missionnaire

Photo Franck Frappa

Il y a eu Cœur Poumon et Prendre Soin. Désormais, il y a Toutes nos mains, petite forme de proximité conçue par Daniela Labbé Cabrera pour boucler sa trilogie autour du soin. Dans un dispositif sonore immersif, Julie Lesgages entre dans la peau d’une infirmière à domicile en zone rurale et, ce faisant, témoigne de la réalité d’un métier de dévouement aux prises avec l’intimité des gens.

Toutes nos mains clôt un cycle de créations menées par Daniela Labbé Cabrera autour de la notion de soin et des métiers qui y sont liés. Après Cœur Poumon, écrit à la suite d’une immersion dans un service de réanimation pédiatrique et d’une enquête auprès de soignants et malades du cœur, après Prendre Soin qui impliquait interprètes professionnels et professionnels de santé, et s’attachait aux gestes du soin, Toutes nos mains est un seule en scène nomade destiné à aller à la rencontre du public dans des lieux de sociabilité non dédiés – collèges, lycées, complexes socio-culturels – ou en lien avec le sujet – centres de santé, hôpitaux. C’est ainsi que, dans le cadre des Vagabondes initié par le Théâtre des Quartiers d’Ivry, qui vise justement à essaimer sur le territoire des projets hors les murs, le spectacle se déplace de lieu en lieu selon un principe d’itinérance qui n’est pas sans rappeler le fil rouge du récit : la journée d’une infirmière à domicile en milieu rural. Voiture, visite, soins, voiture, visite, soins… Un quotidien qui pourrait sembler répétitif et routinier, mais qui ne l’est pas, tant chaque escale apporte son lot d’imprévus plus ou moins évident à (di)gérer.

C’est donc à la Maison de quartier Petit-Ivry, dans une petite salle du rez-de-chaussée, que l’on découvre cette forme légère et immersive, qui associe à un dispositif sonore élaboré et enveloppant une grande proximité avec le public. Julie Lesgages, comédienne de haute volée, porte ce monologue avec le talent inouï qu’on lui connait, toute en vibration et porosité. Sa partition est accompagnée de bruitages et musiques propices à créer un environnement contextuel sensible, ponctuée de voix off qui amorcent son flot ou prennent le relais. Comme pour mieux rappeler l’origine de cette écriture ancrée dans une réalité concrète et d’actualité. Comme pour mieux évoquer en pointillés les autres, toutes celles qui pratiquent ce même métier de missionnaire : infirmière à domicile. Car chaque création est le fruit d’un long travail de terrain et, si elle a imaginé une fiction, Daniela Labbé Cabrera puise son inspiration dans les rencontres avec ces femmes, le partage de leurs tournées, l’écoute de leurs témoignages, l’observation de leurs interventions.

Réveil et départ aux aurores quand la campagne est encore endormie, journée chargée jusqu’à la lie, première pause à 14h après avoir débuté par une première visite à 6h. Inutile de préciser qu’elle ne chôme pas, cette infirmière que l’on suit tout au long de son itinéraire, de ses galères, petites victoires et grosses montées d’angoisse. Administrer une dose de médicaments par-ci, changer les pansements d’une blessure bien profonde par-là, gouttes dans les yeux, piqûre d’insuline, rassurer, composer avec les petits accidents de l’âge, faire une toilette, signaler la décompensation inquiétante d’un schizophrène en pleine crise délirante, allumer l’autoradio pour se vider la tête, prendre dans ses bras, accueillir la mort quand elle arrive, soulager les uns, consoler les autres, conseiller, apaiser, accompagner, tisser du lien, venir tous les jours, toutes les semaines, inventer des rituels… Et, au milieu du tunnel de rendez-vous, réaliser, effarée, la déforestation en cours dans les environs. Toutes nos mains n’est pas seulement le carnet de bord intérieur d’une infirmière, il est aussi un état des lieux de l’isolement dans les campagnes, le reflet de la réalité rurale.

La spatialisation du son habille la présence solitaire aigüe de la comédienne. Bruits du moteur, chant des oiseaux, bourdonnement d’une mouche, crépitement du feu, c’est tout un paysage sonore qui prend vie et dynamise la représentation réduite à son minimum. Un petit banc de bois et Julie Lesgages, visage offert, gestes précis et regard habité, donne corps à ce texte sans chichi, mais riche en détails et descriptions, plein de toutes les oralités qui l’ont nourri. Et c’est une plongée vertigineuse dans ce que c’est que vivre, vieillir et mourir, un miroir de notre vulnérabilité intrinsèque, de tout ce qui nous affaiblit, accidents ou maladies. On est pris par l’urgence de certaines scènes, happé par l’inquiétude et la détresse humaine, on tremble quand la vie ne tient qu’à un fil, on respire à peine quand la mort s’invite. Tout défile sous nos yeux, les routes et les visages, les forêts, les virages, la brume du matin, les fossés, la peau d’un dos abîmé, un lit médical devant une cheminée, tout prend vie dans notre tête. Les situations s’animent et existent, sensitives. On pénètre à ses côtés dans l’intimité de tous ces gens. Et l’on sort de la représentation sonné d’émotion, un peu plus en prise avec la condition humaine.

Marie Plantin – www.sceneweb.fr

Toutes nos mains
Conception et mise en scène Daniela Labbé Cabrera
Écriture Daniela Labbé Cabrera, en collaboration avec l’équipe artistique et un poème de Marcelle Delplastre
Avec Julie Lesgages
Création sonore Julien Fezans
Dramaturgie Youness Anzane
Chorégraphe Sébastien Ly
Stagiaire assistant à la mise en scène Gabriel Caballero
Retranscriptions Fabienne Berriau
Régie, teaser et photographies Franck Frappa
Soutien régie Marco Laporte
Conseil lumières Jérémie Papin, Sallahdyn Khatir
Remerciements aux soignants Anne Brouillet, Olivier Lamy, Brigitte Lignan, Nathalie Venant, Juliette Watine

Production Collectif I am a bird now
Coproduction Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne ; Théâtre Jean Lurçat, Scène nationale d’Aubusson
Avec le soutien de la Région Île-de-France au titre de la Permanence artistique et culturelle
Soutien en résidence Les Francophonies – des écritures à la scène à Limoges, le Théâtre Jean-François Voguet à Fontenay-sous-Bois, le Théâtre du Parc/Théâtre Dunois, La Brousaille à Saint-Martin-Château, Isabelle et Pierre François Brodin, Ziad Maalouf, Laura Varin

Durée : 1h10

Théâtre des Quartiers d’Ivry (hors les murs), dans le cadre du Festival Les Vagabondes 
du 1er au 4 avril 2025

CDN de Normandie-Rouen (hors les murs)
le 20 mai