Dans The Way She Dies, Tiago Rodrigues retrouve le collectif belge tg STAN pour un spectacle mélancolique explorant la mécanique de la passion. Actuellement au Théâtre de la Bastille dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.
En 1997, le jeune Tiago Rodrigues a suivi un stage mené par la compagnie belge tg STAN. Depuis, le collectif d’acteurs flamands et le comédien, auteur et metteur en scène portugais ont régulièrement collaboré pour des spectacles. Avec The Way She Dies, créée en mars 2017 au Théâtre national Dona Maria II à Lisbonne – lieu que Tiago Rodrigues dirige depuis 2015 –, ce sont autant des retrouvailles qu’un déplacement dans le parcours de ces artistes. Pour la première fois, tg STAN joue un texte non publié, certes inspiré d’un roman – Anna Karénine de Léon Tolstoï – mais écrit durant le travail de répétition par Rodrigues. Pour la première fois également, ce dernier travaille avec le collectif sans être acteur au plateau. Néanmoins, il se dit dans ce spectacle une conviction commune, renouvelée, partagée par tg STAN et Rodrigues : celle de la croyance dans la puissance de la littérature, et du pouvoir de transformation des œuvres d’art de nos vies.
Pendant que les spectateurs prennent place, les quatre comédiens sont déjà au plateau. Occupée par un haut mur bleu dont le toit vitré accentuera les riches et douces nuances lumineuses au cours du spectacle, la scène ne comporte par ailleurs que peu d’objets : un banc, des chaises, quelques accessoires nécessaires pour créer une tempête de neige, et des éléments mobiliers d’une cuisine situés en fond de scène côté cour. Cet dans cet espace au lointain, évoquant un lieu de répétition, que les acteurs se trouvent initialement. Leur position d’attente signale que le drame et les bouleversements affectant leur vie a, pour partie, déjà eu lieu. Nous y plongeons de plain-pied lorsque le spectacle débute. À l’avant-scène, face à nous, Jolente De Keersmaeker et Frank Vercruyssen commencent à échanger en flamand. Elle, portant une longue jupe rouge d’un autre temps et dont elle tient la traîne, s’adresse à lui : « Tu ne dis rien ? » Mais lui n’a rien à répondre face à ce qu’on saisit qu’elle lui a annoncé – l’aveu de sa rencontre avec un autre homme. C’est donc elle qui va parler, listant avec méthode et précision la perte de ses sentiments. « Je vais te dire ce que je ne ressens plus quand je suis avec toi. (…) Je ne sens plus cette force surnaturelle qui me liait à toi. Je ne sens plus aucune force me lier à toi. (…) »
À cette première scène, implacable dans son énonciation de la fin d’un amour, en succède une autre, en portugais cette fois. Dans celle-ci, le couple formé par les acteurs Isabel Abreu et Pedro Gil semble vivre une vie sereine. Lui, évoque les travaux de peinture de leur nouvelle maison, elle, se concentre sur la lecture en français d’Anna Karénine de Léon Tolstoï – livre dont on comprend plus tard qu’il lui a été offert par un photographe belge dont elle est désormais amoureuse. Tous deux dissertent sur sa phrase inaugurale « Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon… ».
The Way She Dies va alterner ainsi entre les deux histoires, pays (Belgique et Portugal), périodes historiques (2017 et 1967). Dans un jeu direct, concret et tout en subtilité, innervé de fragilité, tous vont éprouver face au public la fin de leur amour, les difficultés à (se) l’énoncer. Séparés par les décennies et les langues, c’est à travers le roman de Tolstoï et le recours à la langue française que les tumultes des couples résonnent. Anna Karénine opère ici comme un révélateur et un catalyseur des sentiments, les personnages s’y raccrochant comme à des bouées de sauvetage. Ils en lisent des extraits, formulant par ce procédé leurs émotions, le roman devenant progressivement leur seul moyen de communiquer. La littérature infuse le réel, elle dit avec une justesse confondante la puissance du trouble qui les affecte, et elle a une capacité d’influence sur leurs réflexions, leurs émotions, leurs choix.
Quant au français, les séquences réunissant les amants (Isabel Abreu et Frank Vercruyssen d’un côté, Jolente De Keersmaeker et Pedro Gil de l’autre) sont interprétées dans cette langue commune à tous les comédiens. Manière de rappeler que tomber amoureux opère d’un déplacement qui peut s’apparenter à l’apprentissage d’une nouvelle langue, ce procédé offre également une réflexion passionnante sur la façon dont le langage structure nos pensées et modèle nos émotions. Le rapprochement entre tous les personnages – qui va aller croissant au fil du récit – se formalise par un pas de côté lors de la scène finale. Là, plutôt que d’apporter une réponse ferme au destin des deux couples, les quatre acteurs reprennent la fin d’Anna Karénine. Parce que, comme le souligne Vercruyssen, « On sait qu’elle meurt, mais il faut comprendre sa façon de mourir. Il faut convoquer l’éclair et faire durer l’instant de lumière. » Après avoir éprouvé ce qu’Anna a éprouvé, tous tentent en chœur de saisir ce qui est advenu d’elle juste avant sa disparition. Lisant en flamand ou en portugais, répétant des mots ou des phrases, comparant les versions de traduction et les divers sens que chacune induit, le quatuor fait résonner dans un ultime mouvement mélancolique la puissance de ce roman où s’entrecroise recherche d’un amour absolu, solitude et exigence de vérité.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
The Way She Dies
Texte Tiago Rodrigues
d’après Anna Karénine de Léon Tolstoï
Spectacle de tg STAN et Tiago Rodrigues
Texte Tiago Rodrigues d’après Anna Karénine de Léon Tolstoï
De et avec Isabel Abreu, Pedro Gil, Jolente De Keersmaeker, Frank Vercruyssen
Lumières et scénographie Thomas Walgrave
Costumes An D’Huys et Britt Angé
Surtitrage Joana Frazão
Production STAN et Teatro Nacional D. Maria II (Lisbonne). Spectacle présenté en co-réalisation avec le Festival d’Automne à Paris.
www.tndm.pt / www.stan.be
Durée : 1h40Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette 75011 Paris
du 11 septembre au 6 octobre à 20h, dimanche à 17h, relâche les 16, 17, 23, 24 et 30 septembre.
Spectacle en français, portugais et néerlandais surtitré en français.
Tarifs Plein tarif : 27 € Tarif réduit : 21€ Tarif + réduit : 17 €
Réservations : 01 43 57 42 14 www.theatre-bastille.com
Tournée : 8 et 9 octobre 2019, Vooruit Gand
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