En ouverture du festival Les Singulier·es du CENTQUATRE-PARIS, dont il est artiste associé, le groupe BERLIN présente pour la première fois en France sa nouvelle création, The making of Berlin. Comme de chacune de ses expéditions, la compagnie voyageuse nous ramène de la capitale allemande une histoire incroyable. Faut-il d’ailleurs la croire ? Telle que la pose le spectacle, la question est passionnante.
Que croire d’une compagnie flamande qui se fait appeler « groupe BERLIN » ? On est d’autant plus en droit de s’interroger que depuis sa création en 2003 par Bart Baele, Yves Degrise et Caroline Rochlitz jusqu’en 2022, BERLIN n’avait jamais fait de la ville dont il porte le nom le cadre ou le sujet d’un de ses spectacles. Des lieux pourtant, ses artistes en ont arpenté. Dès leurs débuts, ils ont même fait de leurs déplacements un élément central de leur identité. En ouvrant l’histoire de leur compagnie avec un cycle intitulé Holocène (l’ère géologique), fait de portraits de villes, ils s’avançaient dans le paysage théâtral à la manière de singuliers baroudeurs. En commençant avec Jérusalem, ils donnaient le ton de leurs aventures : loin d’être guidées par la quête du confort, de l’agrément, ils vont chercher là où le vrai a des allures de fiction. Là où la folie pénètre le quotidien, à moins que ce soit l’inverse. Après Jérusalem il y a eu Iqualuit, Bonanza, Moscow et Zvizdal, où à chaque fois ils affirment une ou des subjectivités fortes. Et puis enfin, les Belges se sont décidés à documenter à leur manière très libre et vivante la capitale allemande dont la scène culturelle les passionne. C’est alors que se pose avec insistance une question qui traverse toute leur œuvre : que croire de leur Holocène au titre pourtant si « documentaire » ?
BERLIN place d’emblée son geste de fabrication au cœur de sa nouvelle pièce, présentée comme le dernier volet de sa collection de portraits urbains. Diffusée en introduction, traduite en français sur l’écran qui occupe toute la largeur du plateau, la conversation entre la cinéaste et metteure en scène Fien Leysen et Yves Degrise promet une immersion dans les méthodes très particulières du groupe, dont on ne voit d’habitude qu’une infime partie : celle qui enquête et celle qui interprète. Là, en formulant son désir de filmer BERLIN tout au long de son voyage, afin de réaliser un making-of de la création qu’il est sensé y préparer, la réalisatrice fait de lui dans son ensemble – il suffit de jeter un œil à la distribution pour apprécier son ampleur – un protagoniste à part entière de The making of Berlin. La présence du making-of dans le spectacle et non à côté met en alerte. Elle nous met en état de doute, surtout si l’on a en mémoire le précédent spectacle du groupe, hors Holocène – il s’inscrit dans le cadre d’un autre cycle, Horror vacui (l’horreur du vide), qu’il développe en parallèle. Soit True Copy, où le célèbre faussaire Geert Jan Jansen faisait de la scène son nouveau terrain de jeu à la lisière du vrai et du faux.
Filmée par drone, la vue de Berlin qui suit la discussion téléphonique est son parfait contraire. Au gage vocal d’authenticité, de sincérité, elle fait succéder une image dont l’artificiel, le fabriqué est sans équivoque. L’engin pénètre dans un bâtiment désaffecté où se tient un vieil homme et, dans un coin, une bonne partie de BERLIN, caméras et micros braqués sur le premier. Son histoire rappelle bien des récits récoltés plus tôt par le groupe, particulièrement attiré par les phénomènes rares, en voie de disparition, par les femmes et les hommes qui se construisent un destin à l’écart de la majorité. L’homme filmé d’abord par drone puis par les artistes du groupe nous est présenté comme un certain Friedrich Mohr, Berlinois qui aurait travaillé pendant la Seconde Guerre Mondiale comme régisseur d’orchestre au Berliner Philarmoniker. Le témoignage qu’il nous livre par l’intermédiaire de BERLIN est si passionnant que, justement, on peut être tenté d’en oublier sinon l’intermédiaire lui-même – très nombreux, les passages de making-of excluent cette possibilité –, mais sa dimension potentiellement déformante.
En expliquant ce que signifiait en matière d’éthique et de rapport au réel que d’être du Berliner Philarmoniker sous Hitler, Friedrich Mohr en vient vite à ce qui a attiré BERLIN chez lui : son rêve inexaucé d’interpréter avec l’orchestre à la fin de la guerre La Marche funèbre de Siegfried, extraite du Crépuscule des dieux de Wagner. Les détails de sa tentative de 1944, mise en place selon lui dans sept bunkers de Berlin afin d’éviter au maximum les risques de bombardements et inaboutie du fait notamment de la complexité technique de l’opération, cohabitent à l’écran avec des scènes montrant l’intimité professionnelle de BERLIN. Lequel décide de réaliser le rêve de son homme, qui n’aurait sûrement pas changé le monde mais peut-être y aurait apporté une touche d’espoir, de poésie. Depuis ses échanges avec une historienne jusqu’aux questions de production du spectacle, en passant par ses rendez-vous avec l’équipe de l’orchestre d’Opera Ballet Vlaanderen et la présentatrice de Radio Klara, la compagnie se donne à voir en action. Mais quid de la vérité ?
Nous ne dirons comment, car si le risque d’être berné par BERLIN est connu la manière est toujours inattendue, l’histoire de Friedrich Mohr devient soudain presque aussi douteuse que l’authenticité des tableaux de Geert Jan Jansen. L’impact de ce bouleversement sur la forme du spectacle est tout aussi indicible que le bouleversement lui-même. Il est tout aussi réjouissant. Que Friedrich Mohr dise vrai ou faux, que BERLIN l’ai cru ou pas, on aura eu accès à une bribe de l’Allemagne d’hier et à une de celle d’aujourd’hui. Et un rêve aura été réalisé, faisant le pont entre les deux. En mêlant réalité et fiction, la compagnie flamande dessine de nouveaux possibles.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
The making of Berlin
Conception et direction : BERLIN / Yves Degryse
Avec : Friedrich Mohr, Martin Wuttke, Stefan Lennert, Werner Buccholz, Alisa Tomina, Krijn Thijs, Chantal Pattyn, Orchestre Symphonique de Opera Ballet Vlaanderen, Alejo Pérez, Yves Degryse, Caroline Große, Michael Becker, Claire Hoofwijk, Alejandro Urrutia, Marek Burák, Marvyn Pettina, Farnaz Emamverdi, équipe BERLIN : Jane Seynaeve, Eveline Martens, Jessica Ridderhof, Geert De Vleesschauwer, Sam Loncke, Manu Siebens, Kurt Lannoye, équipe Opera Ballet Vlaanderen : Jan Vandenhouwe, Lise Thomas, Eva Knapen et Christophe De Tremerie
Vidéo et montage : Geert De Vleesschauwer, Fien Leysen et Yves Degryse
Stage montage : Maria Feenstra
Droneshots : Yorick Leusink and Solon Lutz
Série documentaire making of : Fien Leysen
Scénographie : Manu Siebens
Construction décor : Manu Siebens, Ina Peeters, Rex Tee et Joris Festjens
Scénographie film : Jessica Ridderhof, Klaartje Vermeulen, Ruth Lodder et Ina Peeters
Composition musicale et mixage : Peter Van LaerhovenMusique : Rozanne Descheemaeker, Matea Majic ou Diechje Minne [sur scène], l’Orchestre Symphonique de Opera Ballet Vlaanderen dirigé par Alejo Pérez, Peter Van Laerhoven, Tim Coenen [sur film]
Mixage orchestre : Maarten Buyl
Live conception sonore et mixage : Arnold Bastiaanse
Enregistrements sonores : Bas De Caluwé, Maarten Moesen et Bart Vandebril
Coordination technique : Manu Siebens et Geert De Vleesschauwer
Technique : Bregt Janssens, Hans De Prins, Jurgen Fonteijn
Chargée de production : Jessica Ridderhof
Assistanat production Allemagne : Daniela Schwabe et Gordon Schirmer
Recherches Wagner : Clem Robyns et Piet De Volder
Recherches : Annika Serong
Photographie : Koen Broos et Gordon Schirmer
Administratrice : Tine Verhaert
Administrateur : Kurt Lannoye
Administration : Jane Seynaeve
Distribution : Eveline Martens
Communication : Sam LonckeDurée : 1h45
Maillon Strasbourg
du 17 au 19 avril 2024Cent-Quatre Paris
du 23 avril au 5 mai 2024
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