Après Les choses qui passent présenté lors du 72e Festival d’Avignon, le metteur en scène flamand poursuit son exploration de l’œuvre du « Proust néerlandais », Louis Couperus, à La Villette. Avec sa maestria habituelle, il transforme ce roman visionnaire en jeu de massacre cérébral et cruel.
Otto van Oudijck est, ce que l’on appelle vulgairement, un bon petit soldat. Gouverneur de l’un des districts de l’île de Java, alors aux mains des Pays-Bas comme l’ensemble des Indes néerlandaises, il fournit un travail colossal et consacre toutes ses journées à sa mission de fonctionnaire zélé. Aveuglé par le sentiment du devoir accompli, il se pense en terrain conquis, respecté par ses proches et adoré par les habitants. Le regard constamment rivé sur ses parapheurs, chevillé à la stricte application des consignes au lieu d’ausculter les besoins, il ne voit pas qu’autour de lui l’édifice se fissure. Alors que sa famille recomposée part à vau l’eau, que son fils, Theo, flirte avec sa femme, Léonie, pendant que celle-ci, épicurienne par excellence, succombe aux charmes du jeune Addy qui n’est autre que l’amoureux contrarié de sa fille Doddy, le désir d’émancipation des peuples colonisés commence à émerger. Viscéralement attachée à une famille régente malmenée par la sévérité d’Otto, la population se fait de plus en plus remuante jusqu’à prendre le gouverneur et sa famille pour cible.
Écrit à l’occasion de l’un de ses voyages dans les Indes orientales, où il a passé une partie de son enfance, ce roman fait de Louis Couperus – le « Proust néerlandais », selon Ivo van Hove – un écrivain visionnaire, en avance sur son temps. Alors qu’au tournant du XXe siècle, la décolonisation n’est encore dans aucune tête, ou presque, il en détecte déjà les prémices, pressent les velléités indépendantistes, et pointe du doigt la cécité générale du colonisateur, dont la volonté d’éducation des locaux prend la forme d’une acculturation forcée, mue par le mépris. Impeccablement ciselés, sans manichéisme ni cliché, ses personnages représentent chacun l’une des variations de la palette coloniale, de ce gouverneur déconnecté à cette fonctionnaire assidue, Emma, qui incarne, par son mal-être, les limites d’un système inadapté au territoire qu’il entend asservir.
De cette fine partition, Ivo van Hove fait son miel, avec sa maestria habituelle. De prime abord glaciale et glaçante, presque apathique, sa mise en scène est conçue comme un piège, prêt à se refermer, de façon inéluctable, sur cette famille, à bien des égards trop sûre d’elle-même, de sa supériorité et de la stabilité de son pouvoir. Preuve de sa finesse d’interprétation du texte et de ses enjeux, il niche, dans les moindres détails, les indices de cette lutte souterraine entre la puissance colonisatrice et les populations locales. Y compris jusque dans la musique, composée par Harry de Wit, où les instruments locaux s’érigent contre le piano occidental, qui, infesté par les cancrelats, se désaccorde et n’est plus capable d’entonner les airs de Wagner. Symboles de la capacité de résistance d’une nature hostile, cette « force cachée » qui malmène et fait fuir les colons, les pluies diluviennes se font tempétueuses et noient le plancher mélaminé jusqu’à lui donner des airs de navire colonial à la dérive.
Physiquement soumise à cette scénographie qui ne restera pas, malgré sa subtilité et ses quelques effets de surprise bien sentis, comme la plus spectaculaire et la plus marquante de Jan Versweyveld, la troupe de l’Internationaal Theater Amsterdam (ex-Toneelgroep Amsterdam) se montre remarquable et conforte sa place parmi les meilleurs ensembles européens. Avec leur puissance et leur finesse de jeu, guidés par la direction d’acteurs toujours brillante d’Ivo van Hove, ses membres mettent de la chair et de l’engagement, là où la mise en scène, trop impeccable, tend plutôt vers le cérébral. En collaboratrice professionnellement dévouée, mais personnellement en proie aux doutes, en femme possédée par le désir des corps jeunes et beaux, et en reine d’influence, Maria Kraakman, Halina Reijn et Chris Nietvelt – méconnaissable – se taillent la part du lion, et permettent au metteur en scène flamand de prouver qu’il conserve, encore, un temps d’avance sur beaucoup d’autres.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
The Hidden Force
de Louis Couperus
Mise en scène Ivo van Hove
Adaptation et dramaturgie Peter Van Kraaij
Scénographie et lumières Jan Versweyveld
Musique Harry de Wit
Chorégraphie Koen Augustijnen
Costumes An D’Huys
Avec Gijs Scholten van Aschat, Halina Reijn, Jip van den Dool, Eva Heijnen, Leon Voorberg, Maria Kraakman, Chris Nietvelt, Barry Emond, Mingus Dagelet, Barry Emond et Bart Bijnens
Coproduction Ruhrtriennale avec le soutien de Ammodo ; Producteurs privés Joost et Marcelle Kuiper, Anda Winters ; Coréalisation Théâtre de la Ville-Paris – La Villette-Paris
Durée : 2 heures
La Villette, dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville, Paris
du 4 au 11 avril 2019
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