Avec Occupation de Lazaro Benitez et L’entente de Blandine Rinkel, la Série 2 conçue dans le cadre de Vive le sujet ! Tentatives offre deux belles découvertes qui s’inscrivent harmonieusement dans l’écrin à nul autre pareil du Jardin de la Vierge du Lycée Saint Joseph.
Et de deux ! Vive le sujet ! Tentatives, programmation annexe du Festival d’Avignon, en ce sens qu’il s’agit de formes courtes et de dispositifs légers abordés dans une démarche expérimentale et pluridisciplinaire en partenariat avec la SACD, a ouvert les vannes de sa Série 2 avec deux propositions de qualité, aussi différentes dans leur approche du plateau qu’affirmées dans leur geste de mise en scène. Rappelons le principe. Chaque projet naît de la proposition faite à un artiste d’inviter un ou plusieurs autres artistes à œuvrer conjointement à une création présentée chaque année dans un lieu qui fait une belle partie du sel de l’affaire : la scène, adorable et bucolique, du Jardin de la Vierge du Lycée Saint Joseph, lieu habité par excellence où il fait bon inscrire l’élan d’une tentative.
Deux créations constituent donc ce programme et la réunion des deux est un étonnant choc des cultures et des contraires, la succession de deux esthétiques aux antipodes, deux manières opposées d’aborder le plateau et la parole. Intéressant donc. Stimulant même. Puisque diversité et découverte il y a. La soirée démarre avec Occupation de Lazaro Benitez, fascinant et bouleversant rituel, tenu et digne, malgré la douleur qui s’y exprime. Au plateau, de grosses pelotes de laine de toutes les couleurs sont alignées tandis que des tapis ronds blanc, rose, violet, bordeaux, entremêlent leurs teintes. Trois silhouettes, toutes de rouge drapées, se mettent doucement en mouvement, formant une trinité triangulaire. Les trois officient à l’unisson, dans ce qui s’apparente à une cérémonie hybride et évolutive, entre tradition et modernité. Danse et parole se passent le relais, langue originelle et traduction aussi. Et c’est d’abord comme un secret qui s’expose tout en restant secret. Un mystère qui tente d’approcher la réalité d’un territoire sous haute tension sans l’expliquer. Car les corps, invisibilisés par le tissu, se dessinent dans leurs contours au travers. Muscles, fesses, poitrine se devinent malgré la chappe couleur sang. Sexes, âges, couleur de peau, indéterminés. Puis, petit à petit, pieds et chevilles se découvrent, puis mains et bras en une gestuelle en avant-scène qui brouille ses codes et références dans des échos à l’iconographie religieuse. Quant à la voix, elle aussi avance masquée puisqu’on ne sait pas d’où elle vient et qu’on ne la comprend pas toujours.
Chantée ou parlée, en espagnol, en wayuunaiqui (une langue amérindienne parlée en Colombie et au Venezuela dans la province de Guajira) ou en français, la ligne textuelle nous guide, nous perd, nous rattrape. Puis les tissus rouges sont enroulés autour des têtes, découvrant enfin les corps de deux hommes et une femme, dans un processus de dévoilement qui finira par libérer les visages. Les gestes sont précis et rapides, les pieds battent le rythme au sol autant que les pelotes jetées fermement par terre, déroulant dans leur chute leurs traînées serpentines et colorées. Bientôt la scène en est jonchée. Méandres de lignes entrelacées, comme la cartographie d’un pays imaginaire qui se concrétise avec l’ajout de panneaux topographiques.
Ainsi, le plateau se charge de signes, difficilement déchiffrables pour qui n’est pas familier des cultures amérindiennes, mais suffisamment évocateurs visuellement pour que l’œil et l’esprit accordent sensation et interprétation. Le titre nous donne une piste de lecture. Alors, quand les trois performeur.ses soulèvent ce tapis de fils noués entre eux comme on hisse une voile, on croit voir la toile d’araignée inextricable d’une région aux prises avec la violence d’une domination coloniale encore en cours, autant que la beauté chamarrée de ce territoire. De cet enchevêtrement suspendu s’élèvent alors les expérimentations vocales superbes et impressionnantes d’Isabel Villamil. Occupation est un manifeste qui transforme une situation d’oppression en actes et danses à la fois ritualisés et documentaires. Une danse qui ne cède pas à la violence et ne verse jamais dans la noirceur comme pour mieux enrayer le poids du témoignage dans la dignité.
La belle et la bête
Radicalement autre est le projet élaboré par Blandine Rinkel. Membre du groupe Catastrophe, chanteuse et danseuse, critique littéraire et écrivaine – elle a publié trois romans remarqués dont le dernier, Vers la violence, est sorti l’été dernier –, la jeune artiste démultiplie ses moyens et lieux d’expression et, à chaque fois, prend sa place avec un aplomb confondant. On la découvre ici pour la première fois dans un spectacle de sa propre signature où elle endosse la triple posture d’autrice, metteuse en scène et comédienne. Et son geste surprend et ravit en même temps. Avec L’entente, elle porte un récit sensible, léger et profond à la fois, à l’image de ce titre en forme de double clé d’entrée : il y est question du lien tissé le temps d’une soirée entre la jeune fille et un oncle éloigné, il y est question d’une perte d’audition suite à une bascule traumatique. Entendre. S’entendre.
On ne saura jamais s’il s’agit là d’une fiction ou d’une autofiction, la première personne du singulier sème le doute autant que la profession du protagoniste, et peu importe. Ce qui compte, c’est cette façon claire et simple de raconter, la précision limpide de chaque mot qui se pose là dans une évidence flagrante, la justesse du ton et de la narration qui ne cherche pas l’accroche à tout prix et fait confiance à son récit, les écarts avec la trame, pour dégager un détail, déterrer un état d’âme, dire une pensée. L’entente prête attention aux sorties de route, aux rencontres inattendues, aux minuscules imprévisibles, à la réunion des étrangers dans la nuit, aux histoires qui nous constituent, aux empreintes de la vie sur le corps des gens, au chagrin des hommes, aux inconsolables.
Simplement, en chemise jaune et jean bleu, pieds nus, Blandine nous adresse ce conte sans prétention, confidence intime teintée d’une mélancolie douce. Et pour ce faire, elle n’est pas seule. Elle a réuni à ses côtés deux partenaires de plateau : Gabriel Legeleux, alias Superpoze, à la musique et Clément Gyselinck à la chorégraphie. Les deux l’accompagnent dans sa transmission. Dos à nous, mais placé au centre du plateau, ce qui en soit est un signe fort, le musicien est aux commandes de la bande son, délicate, prégnante, tissée avec le texte dans un pas de deux qui n’en est pas un puisqu’ils sont trois à tresser leurs présences et leurs partitions. Aux côtés de Blandine, une créature (Clément Gyselinck) entièrement recouverte de poils verts, chimère sortie du fond des imaginaires, incarnation d’une nature végétale autant que de notre nature profonde, entame un duo dansé fait de portées de toutes sortes qui livre des tableaux de toute beauté et fait résonner au-delà d’autres images. La belle et la bête s’incarnent ici en de nouvelles silhouettes, nature et culture font corps et s’accordent, miroirs de notre dualité intérieure.
Dans ce lieu habité à l’abri du tumulte avignonnais, ce havre au lierre immuable orné de son arbre et de sa statue immaculée qui en font l’âme, deux artistes ont pris leur élan, occupant les lieux avec finesse et singularité.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Vive le sujet ! Tentatives – Série 2
Occupation
Conception et chorégraphie Lazaro Benitez
Avec Lazaro Benitez, Astergio Pinto, Isabel Villamil
Son Isabel VillamilProduction La Frontera
Coproduction Festival d’Avignon, SACDL’entente
Texte et mise en scène Blandine Rinkel
Avec Clément Gyselinck, Gabriel Legeleux (Superpoze), Blandine Rinkel
Musique Superpoze
Chorégraphie Clément GyselinckProduction 3C
Coproduction SACD, Festival d’AvignonDurée : 1h30
Festival d’Avignon 2023
Jardin de la Vierge du Lycée Saint Joseph
du 8 au 14 juillet, à 18h
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