Repris avec la même distribution que lors de sa création, Tempête sous un crâne permet de (re)découvrir les traits saillants des Misérables de Victor Hugo comme le vocabulaire théâtral du metteur en scène et directeur du TNP Jean Bellorini.
Ce qui saisit immédiatement dans Tempête sous un crâne est la modestie et la joliesse formelle de l’ensemble. Admettant que le théâtre ne peut (et n’est pas là pour) rivaliser en reconstituant de façon littérale ce roman-somme, l’équipe emmenée par le metteur en scène Jean Bellorini choisit, au contraire, de jouer avec les possibles du théâtre en tant qu’art du récit et de la parole. Vaste roman en cinq parties décrivant le parcours de plusieurs personnages (Jean Valjean, Cosette, sa mère Fantine, le policier Javert, etc.) dans le premier tiers du XIXe siècle, de la bataille de Waterloo aux révoltes de 1832, Les Misérables sont ici adaptés en respectant à la lettre l’écriture et en alternant entre récits et dialogues tels que Hugo les a écrits. Ainsi que l’indique son titre flamboyant emprunté à l’un des chapitres – dans lequel Jean Valjean, face à un choix cornélien, opte pour l’honnêteté et la probité teintée d’héroïsme au prix d’un sacrifice personnel –, le spectacle exalte les enjeux moraux auxquels les différents personnages sont confrontés.
Mais reprenons. Pour porter les mots de Victor Hugo publiés en 1862, Jean Bellorini opte pour une forme en deux parties où paroles et musique s’entremêlent. Dans la première, seuls les deux comédiens Camille de la Guillonnière (qui co-signe avec Bellorini l’adaptation) et Clara Mayer sont au plateau, accompagnés de l’accordéoniste Marion Chiron et du percussionniste Hugo Sablic. C’est sur une scène sobrement occupée par un arbre nu stylisé et un petit lit de fer devant lequel trône deux bougeoirs, que les interprètes prennent en charge l’histoire. Soit les débuts du parcours de Jean Valjean, de sa sortie du bagne à sa rencontre avec l’évêque de Digne ; de sa transformation en notable et bienfaiteur installé à Montreuil-sur-Mer et jusqu’à son sauvetage de la jeune Cosette exploitée par le couple des Thénardier. Transmettant puissamment tout le lyrisme de la langue, les deux comédiens-narrateurs évoquent par leur tenue les vagabonds Vladimir et Estragon d’En attendant Godot de Beckett. Cette référence inattendue, accentuée par la présence de l’arbre décharné et le plateau quasi-nu, indique une lecture possible du parcours des personnages. Et qu’il s’agisse de Jean Valjean, de Cosette ou de Fantine, ces êtres errent dans un monde hostile dont ils ne maîtrisent que trop peu les règles. Dominé par des lumières feutrées, soutenu par la musique et les chants, l’ensemble transmet avec clarté, intensité et précision la langue, les diverses péripéties et atmosphères du récit.
Après cette partie où se déplie à travers les destins individuels les questions de la misère sociale ; des injustices structurant la société dont elle découle ; de la bonté ; de la rédemption et de la cruauté, la seconde partie ouvre la focale. Rejoints par les comédiens Mathieu Coblentz, Karyll Elgrichi et Marc Plas, les quatre artistes déjà au plateau nous emmènent huit ou neuf années plus tard. Nous sommes à l’orée de 1832, à Paris, où vivent désormais Jean Valjean et Cosette. Là, ils vont rencontrer le jeune Marius (qui tombe amoureux de la jeune femme), retrouver les Thénardier et recroiser le policier Javert. La révolte couve face aux injustices sociales et les personnages masculins centraux comme secondaires se retrouveront sur les barricades, avant que Jean Valjean ne sauve Marius et que Javert ne se suicide.
Déployant une fresque politique, où les protagonistes se retrouvent à lutter collectivement pour la justice et le progrès social – sans oblitérer les « tempêtes sous les crânes » traversant intimement chacun – cette seconde partie affirme l’ouverture de son propos également formellement. Outre la distribution renforcée, le rythme plus enlevé, les évolutions scénographiques comme la composition musicale accompagnent le lyrisme et la critique politique et sociale à l’œuvre dans le texte de Hugo. Si certains pourront regretter que création musicale et mise en scène demeurent peut-être un peu trop au diapason sans procéder à une subversion de la forme ; si d’autres trouveront un brin systématique le recours au doublement du récit par les comédiens, le spectacle séduit. Par son travail de montage rigoureux, par son harmonie aimable, comme par l’engagement, la qualité de jeu et l’énergie sincères de tous les artistes au plateau.
Créé voici treize ans au Théâtre du Soleil et constituant par son succès d’alors un jalon majeur dans le parcours de la compagnie Air de lune et de Jean Bellorini, Tempête sous un crâne porte déjà les caractéristiques de ce qui fait le travail du metteur en scène : respect du texte et de la langue, goût pour l’exploration de la musicalité de la parole, travail mêlant musiciens et comédiens. Et en transmettant la visée édifiante du texte initial – qui appelle, parfois avec naïveté, au passage d’une charité non plus d’inspiration chrétienne mais portée par des valeurs laïques et politiques – le spectacle invite à se (re)plonger dans le roman-monde de Victor Hugo. Cela afin d’y scruter (au-delà des itinéraires personnels) les écarts et ressemblances qui existent avec les luttes d’aujourd’hui. Comme avec les convictions qui les sous-tendent.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Tempête sous un crâne de Victor Hugo
mise en scène Jean Bellorini
adaptation Jean Bellorini et Camille de la Guillonnière
création musicale Céline Ottria
régie générale Adrien Wernert et Benoit Fenayon
avec Mathieu Coblentz, Karyll Elgrichi, Camille de la Guillonnière, Clara Mayer, Céline Ottria, Marc Plas, Hugo Sablic
Spectacle créé en février 2010 au Théâtre du Soleil – Cartoucherie de Vincennes.
Le texte intégral des Misérables de Victor Hugo est paru aux éditions Gallimard, collection Folio.
Le texte de la pièce est disponible à la librairie du théâtre, publié par le TNP.
reprise de la production déléguée Théâtre National Populaire
production Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis ; Compagnie Air de Lune
avec le soutien du Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis, d’ARCADI, de la Mairie de Paris, de l’ADAMI, de la SPEDIDAM, du Théâtre du Soleil et du Bureau FormARTdurée : 3h50 dont 20 minutes d’entracte
Théâtre National Populaire de Villeurbanne
du jeudi 14 septembre au samedi 30 septembre 2023
du mardi au samedi à 19 h, dimanche à 15 h, relâche le lundi
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